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gneur » n’est pas loin. Ce titre on celui de « grand père » est toujours employé pour désigner l’animal, qui a l’ouïe fine et prendrait en mauvaise part une qualification moins respectueuse.

Lorsque l’on a donc découvert le gîte du tigre, tous les chasseurs qui s’avançaient en groupe se forment en cercle aussi grand que le comporte le nombre d’hommes présents, qui s’espacent de façon à ne pas se gêner mutuellement dans leurs mouvements. Cela terminé, le chef s’assure si la fuite est impossible à l’animal ; quelques-uns des plus braves pénètrent dans l’intérieur du cercle, et, sous la protection d’autres individus armés de piques, coupent les broussailles autour d’eux.

Le tigre, pressé de tous côtés, se retire lâchement dans les broussailles qui n’ont pu être coupées. Roulant ses yeux sanglants autour de lui, et léchant ses pattes d’une manière agitée, comme pour se préparer à la lutte, il pousse un effroyable hurlement et prend son élan ; mais aussitôt les hallebardes sont relevées, et l’animal, percé de coups, tombe sur le terrain, où on l’achève. Parfois, cependant, des accidents ont lieu dans ces sortes de chasses, et plusieurs hommes sont mis hors de combat ; mais les armes à feu étant prohibées dans le pays, l’Annamite est forcé d’avoir recours à sa pique, car la nécessité l’oblige à poursuivre partout « le grand-père », qui ne lui laisse pas de repos, force les clôtures et enlève très-souvent des animaux et même des hommes, non seulement sur les chemins et à la porte des maisons, mais jusque dans l’intérieur des habitations.

Les Stiêngs aiment beaucoup la parure, et leurs ornements de prédilection sont les fausses perles de couleur brillante, dont ils font des bracelets ; la verroterie et le fil de laiton sont pour eux une monnaie courante. Un buffle ou un bœuf est estimé six brassées de gros fil de laiton ; un porc est presque aussi cher ; mais pour une coudée d’un numéro fin ou pour un collier de perles, on peut avoir un faisan ou cent épis de maïs. Les hommes ne portent généralement qu’un bracelet au-dessus du coude ou au poignet, tandis que les femmes s’entourent les bras et les jambes des mêmes ornements.

Les individus des deux sexes ont les oreilles percées d’un trou qu’ils agrandissent chaque année en y introduisant des morceaux d’os ou d’ivoire de trois pouces de longueur.

La polygamie est en usage chez les Stiêngs, quoiqu’il n’y ait guère que les chefs qui soient assez riches pour se permettre le luxe de plusieurs femmes.

Je me trouvais chez les Stiêngs au moment d’une éclipse totale de soleil qui, je pense, fut visible en Europe ; comme les Cambodgiens, ils prétendent que ce phénomène est causé par un être puissant qui engloutit la lune ou le soleil, et ils font, pour secourir l’astre en danger, un vacarme effroyable. Dans l’occasion dont il s’agit, ils battirent du tam-tam, poussant des cris sauvages et lançant des flèches dans l’air, jusqu’au moment où le soleil reparut.

Un de leurs amusements favoris est de lancer des cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument de musique assez semblable à un arc. Pendant la nuit, lorsque le cerf-volant plane dans les airs agité par le vent, il produit des sons doux et agréables qu’ils écoutent avec plaisir.

Leur mémoire est courte, et ils ont grand-peine à apprendre à calculer. Lorsqu’ils ont une centaine d’épis de maïs à vendre, ils les disposent par dizaines et mettent un temps infini pour s’assurer que le nombre est exact.

Ils ont des guerres fréquentes, mais jamais très-sérieuses, suites de représailles entre les villages voisins ; ils cherchent à se surprendre dans leurs champs on sur les chemins et à se faire prisonniers. Le captif est alors conduit la cangue au cou et vendu comme esclave aux Laotiens et aux Cambodgiens. On peut dire que leur caractère est doux et timide ; à la moindre alerte, ils se retirent dans les bois et enfoncent dans les sentiers des dards de bambous aigus et taillés comme des stylets, qui très-souvent percent de part en part les pieds de ceux qui les poursuivent.

Il y a une différence très-notable entre les mœurs des sauvages de Brelum et ceux des villages environnants, et on doit cela à la présence de la croix, aux bons et courageux missionnaires qui, réduits à n’opérer que bien peu de conversions, la plus grande de leurs peines, ont au moins la consolation de pouvoir, par leur présence continuelle, leurs bons exemples et leurs conseils, adoucir les mœurs, éclairer l’intelligence, en un mot, civiliser ces malheureuses créatures.

La faune de ce pays ne diffère pour ainsi dire pas de celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques belles coquilles terrestres, de beaux insectes, dont plusieurs spécimens nouveaux dans ces deux genres, et un très-petit nombre d’oiseaux intéressants, je ne rapporterai de mon excursion que le plaisir d’avoir pu étudier les mœurs de ce peuple curieux, et contribué à le faire connaître ; si toutefois mes notes de voyage, prises à la hâte et sans autre prétention que celle d’une exactitude scrupuleuse, sont appelées à voir le jour à mon retour, soit que Dieu me réserve le bonheur de revoir ma patrie, soit que tombé victime des fièvres ou d’un tigre affamé, je laisse à quelque bonne âme le soin de recueillir ces feuilles, barbouillées le plus souvent à la lueur d’une torche au pied d’un arbre, au milieu d’un tourbillon d’affreux moustiques.

Henri Mouhot.

(La suite à la prochaine livraison.)