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teaux et des montagnes qui séparent les royaumes de Siam et de Cambodge de celui d’Annam, depuis le 11° de latitude nord jusqu’au delà du 16°, entre les 104° et 116° 20’ de longitude orientale du méridien de Paris. Ils forment autant de communautés qu’il y a de villages, et semblent être d’une race bien distincte de tous les peuples qui les entourent. Quant à moi, je suis porté à les croire les aborigènes ou les premiers habitants du pays et à supposer qu’ils ont été refoulés jusqu’aux lieux qu’ils occupent aujourd’hui par les invasions successives des Thibétains qui se sont répandus sur le Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En tout cas, je n’ai pu découvrir aucune tradition contraire.

Ces sauvages sont si attachés à leurs forêts et à leurs montagnes, que les quitter, pour eux, c’est presque mourir ; et ceux qui sont traînés en esclavage dans les pays voisins y languissent et tentent tous les moyens de s’enfuir, souvent avec succès.

Les Stiêngs ont toujours paru redoutables à leurs voisins, et la peur qu’ils inspirent a fait exagérer, dans l’Annam et le Cambodge, leur extrême adresse au tir, à l’arbalète, ainsi que la malaria de leurs forêts. Le fait est que les fièvres y sévissent d’une manière terrible ; beaucoup d’Annamites et de Cambodgiens y sont morts, et l’on m’assure que je suis l’unique étranger de tous ceux qui y ont pénétré jusqu’à présent, qui n’ai pas eu plus ou moins à en souffrir.

Sauvage stiêng. — Dessin de Janet Lange d’après M. Mouhot.

Le Stiêng aime l’ombre et la profondeur des bois ; il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages ; il ne trace aucun sentier, et il trouve plus court et plus facile de passer sous les arbres et les branches, que de les couper. Du reste, s’il tient à son pays du haut, comme il l’appelle, il est peu attaché à son champ natal ; car, pour peu qu’il ait un voisinage importun ou que l’un des siens vienne à mourir des fièvres dans le village, il lève son camp, met sa hotte sur le dos, y place pêle-mêle ses calebasses et ses enfants, et va s’établir ailleurs ; le terrain ne manque pas, et la forêt se ressemble partout.

On pourrait dire que ces peuplades sont tout à fait indépendantes ; cependant les Cambodgiens d’un côté, les Laotiens et les Annamites de l’autre, en tirent ce qu’ils peuvent et prélèvent arbitrairement, sur les villages rapprochés d’eux, un tribut qui se paye tous les trois ans, et consiste en cire et en riz. Le roi de Cambodge surtout a fort envie de faire aux Stiêngs ce qu’il fit aux Thiâmes, afin de peupler quelques-unes de ses provinces désertes.

Le ternaire inscrit sur nos édifices publics en 1848 est ici, nonobstant l’esclavage, la devise du Stiêng, et il la met en pratique. Nous nous servons des mots, eux font usage du fait. Quand il y a abondance chez l’un, tout le village en jouit ; mais aussi, quand il y a famine, ce qui est souvent le cas, ce qu’il n’y a pas chez l’un, on est sûr de ne pas le trouver chez l’autre.

Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que l’ivoire. Quelques tribus du nord sont renommées, même en Annam, pour la fabrication de leurs sabres et de leurs haches. Les vases dont ils se servent sont grossiers, mais ils les doivent à leur industrie, et leurs femmes tissent et teignent toutes les longues écharpes dont ils se couvrent.

Enfin, outre la culture du riz, du maïs et du tabac, ainsi que des légumes, comme les courges et les pastèques, etc., ils s’adonnent à celle des arbres fruitiers tels que bananiers, manguiers et orangers. Hormis quelques esclaves, chaque individu a son champ, toujours à une assez grande distance du village, et entretenu avec beaucoup de soin. C’est sur ce champ que, blotti dans une petite case élevée sur pilotis, il passe toute la saison des pluies, époque où le mauvais temps ainsi que les sangsues, qui, comme dans les forêts de Siam, pullulent ici d’une manière prodigieuse, l’empêchent de se livrer à la chasse et à la pêche.

Leur manière de préparer un champ de riz diffère beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient pour un champ de blé ou d’avoine : aussitôt que les premières pluies commencent à tomber, le sauvage choisit un emplacement et un terrain convenable et de grandeur proportionnée à ses besoins ; puis il s’occupe du défrichement. Ce serait une rude besogne pour un Européen ; cependant le sauvage ne s’y prend pas à l’avance. Avec sa hachette emmanchée à une canne de bambou, en quelques jours il a abattu un fourré de bambous sur un espace de cent à cent cinquante mètres carrés ; s’il s’y trouve d’autres arbres trop gros pour être coupés, il les