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eaux l’on ne fait guère qu’un ou deux milles par jour, et que les rameurs vont souvent le soir chercher à pied du feu à l’endroit où ils ont fait cuire le riz le matin.

À vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko-Sutin, sur les confins du Laos, commencent les rapides et les cataractes ; il faut alors quitter les bateaux pour prendre des pirogues que l’on est souvent obligé de transporter à dos d’homme, ainsi que tout le bagage, pour franchir ces passages. Je ne m’arrêtai à Ko-Sutin que quelque heures, et seulement afin de serrer la main à un autre pionnier de la civilisation, M. Cordier, prêtre de beaucoup de mérite, provicaire de la mission du Cambodge et dont cette île forme la résidence.

Dès mon entrée dans la pauvre chapelle qu’il a fait construire lui-même, j’éprouvai une certaine compassion pour ce digne homme en voyant la misère et le dénûment qui régnaient autour de moi. Depuis trois ans le pauvre missionnaire souffre d’une dyssenterie qui est passée à l’état chronique ; cependant il ne se plaint ni de sa misère ni de ses maladies ; la seule chose qui le peine, c’est le peu de chrétiens qu’il est appelé à baptiser, car les Cambodgiens sont fort attachés à leurs idoles.

« Mais vous, me dit-il, savez-vous où vous allez ? Je suis étonné qu’on vous ait laissé dépasser Pinhalú. Demandez aux Cambodgiens ce qu’ils pensent des forêts des Stiêngs, et proposez à quelqu’un d’ici de vous accompagner, personne ne vous suivra. Les pluies ont commencé, et vous allez au devant d’une mort presque certaine, sinon d’une fièvre qui vous fera souffrir et languir des années. J’ai eu cette fièvre, la fièvre des djungles, c’est quelque chose d’affreux, de terrible ; jusqu’au bout des ongles je ressentais une chaleur que je ne puis appeler autrement qu’infernale, puis succédait un froid glacial que rien ne pouvait réchauffer ; le plus souvent on y reste, comme tant de mes collègues que je pourrais nommer. »

Ces paroles étaient peu rassurantes ; cependant j’avais tracé mon itinéraire, je savais que cette dangereuse région renferme des coquilles terrestres et fluviales que je ne trouverais nulle part ailleurs[1], et que cette tribu de sauvages presque inconnue m’offrirait une étude curieuse et intéressante ; il n’en fallait pas davantage pour me pousser en avant. Je me confiai en la bonne Providence et continuai ma route en recevant ces dernières bonnes paroles de M. Cordier.

« Que Dieu accompagne le pauvre voyageur ! »

Douze milles plus haut, je dus laisser ma barque pour prendre la voie de terre. Je partis à deux heures de l’après-midi, espérant arriver le même jour à Pemptiélan, grand village où réside le mandarin auquel la lettre du roi était adressée ; cependant ce ne fut que le lendemain matin, à onze heures, que nous y parvînmes ; nous passâmes la nuit au pied d’un arbre, à côté d’un grand feu.

Je me rendis aussitôt auprès du mandarin qui administre toute cette partie du pays. Il me reçut fort bien, malgré le peu de valeur qu’avaient les présents que je lui offris. Il donna immédiatement l’ordre qu’on me préparât des chariots, puis m’offrit une provision de tabac, d’arec et de bétel. C’était un homme doux et assez distingué dans ses manières pour un Camdodgien ; il me demanda des nouvelles de la guerre de Cochinchine, quelques renseignements sur l’Europe, le temps qu’il faut pour s’y rendre, etc.

En sortant de Pemptiélan, nous nous engageâmes, pour n’en sortir qu’à de rares intervalles, dans d’épaisses forêts, et nous dûmes passer les premières heures qui suivirent notre départ dans des bourbiers où nos misérables chariots enfonçaient jusqu’aux essieux, et d’où les bœufs ne purent nous tirer qu’à l’aide de nos hommes. La dernière partie de la route fut beaucoup plus agréable ; à mesure que nous nous élevions, le chemin devenait sec et uni, l’aspect de la nature beaucoup plus varié.

Nous n’avions pu faire que vingt lieues en cinq jours, et il nous en restait près de trente jusqu’à Brelum. Ce qui me fatiguait le plus était le mauvais vouloir des habitants des villages qui me louaient des bœufs et la lenteur de ceux-ci. Quand nous n’avions pas d’abri pour la nuit, nous avions beaucoup à souffrir de la pluie et de l’humidité. Nous gardions presque constamment nos habits humides sur le corps, et, pour comble de misère, mes deux domestiques furent atteints de fièvre intermittente ; l’Annamite surtout eut une fièvre tierce que je ne réussis à couper qu’au bout de dix jours.

Nous arrivâmes à Pump-ka-Daye, srok ou hameau à l’extrême frontière, habité par une vingtaine de Stiêngs qui se sont rapprochés du Cambodge afin d’échapper à l’esclavage dans leur tribu. Nos chariots s’arrêtèrent devant un petit caravansérail ouvert à tous les vents, et aussitôt après avoir dégagé nos bagages, mes conducteurs s’enfuirent beaucoup plus lestement qu’ils n’étaient venus.

Le chef du srok ne tarda pas à se présenter, suivi de quelques hommes. Il avait du sauvage dans la physionomie et du Cambodgien dans le caractère. Je lui présentai ma lettre ; il me la rendit en disant qu’il ne savait pas lire.

« En voici à peu près le contenu, lui dis-je :

« C’est l’ordre du roi à tous les chefs de village où je m’arrêterai, de me fournir des chariots pour continuer mon voyage, et je vais à Brelum.

— Nous n’avons pas de chariots, » fut toute sa réponse.

Bref, nous nous installâmes aussi bien que nous pûmes en attendant le lendemain. Un nouvel entretien avec ce chef me fit voir que je n’aurais pas d’aide de lui. Je pris le parti d’envoyer Niou, avec deux Cambodgiens, porter à Brelum une lettre à M. Guilloux, et d’attendre sa réponse. Celle-ci arriva le soir du quatrième jour ; le père Guilloux m’assurait, dans les termes de la plus franche cordialité, que je serais le bienvenu, qu’il s’intéressait à moi et m’aimait déjà sans me connaître, seulement parce que j’avais eu le courage de venir jusque-là. Ce bon père m’envoyait trois des chariots de la Mission et quelques-uns de ses Annamites, ainsi que

  1. C’est de là que viennent les beaux « Bulimus Cambogiensis » et « l’Hélix Cambogiensis » et aussi « l’Hélix-Mouhoti. »

    (Note de Ch. Mouhot.)