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mon compatriote comme Français, mais comme enfant du même département : il est né dans le canton du Russey et moi dans celui de Montbéliard (Doubs). Il avait donc double titre à ma sympathie. Il appartient à la mission de Cochinchine, et était venu de chez les sauvages Stiêngs pour renouveler ses provisions ; mais il s’était trouvé atteint de la dyssenterie par suite de la fatigue du voyage, et n’avait pu retourner à son poste avec ses gens. En entendant ces braves et dévoués soldats de l’Église raconter leur misère passée et présente, j’étais quelquefois autant amusé qu’ému, tant ils le faisaient gaiement. C’est le propre des enfants de notre vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire sur les lèvres. Quatre jours s’écoulèrent promptement dans l’aimable compagnie de ces bons prêtres, qui ne tenaient pas moins à me procurer l’occasion de voir leur évêque que moi à faire sa connaissance. Je savais que je trouverais en lui un homme supérieur sous tous les rapports, mais je ne m’attendais pas à trouver dans ce héros des missions une simplicité et une humilité égales à son instruction et à la force de son caractère. Mgr Miche est très-petit de taille, mais sous une enveloppe chétive il concentre une vitalité et une énergie extraordinaires. Les annales de la mission de Cochinchine qui était la même que celle du Cambodge il y a peu de temps encore, doivent compter de belles pages consacrées aux actes de ce glorieux soldat du Christ.

Un chef de village stiêng. — Dessin de H. Rousseau d’après M. Mouhot.

N’étant encore que simple missionnaire, il fut emprisonné avec un de ses confrères et frappé de verges, affreux supplice qui à chaque coup fait jaillir le sang et entame les chairs. La sentence exécutée, on les ramenait dans leur cachot afin de renouveler le supplice le lendemain lorsque les plaies commenceraient à se cicatriser.

« Cela fait horriblement souffrir, dit l’autre missionnaire à Mgr Miche, et je crains de n’avoir pas la force de supporter une nouvelle épreuve.

— Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, je demanderai à recevoir les coups pour vous. »

Et il en fut comme il l’avait dit !

Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres catéchistes, médecin de l’âme et médecin du corps, juge, etc. Chaque jour, il passe plusieurs heures à entendre leurs différends et à remettre la paix là où elle est troublée. Et elle l’est souvent dans une contrée ou un débiteur qui ne peut payer son créancier devient, lui et sa famille, l’esclave de cet homme.

« Tu es mon esclave, dit un individu à une jeune fille qu’il rencontre par hasard.

— Comment cela ? je ne vous connais pas.

— Ton père me devait ; il ne m’a pas payé.

— Je n’ai jamais connu mon père, il est mort avant ma naissance.

— Veux-tu plaider ? Nous plaiderons. »

L’homme en appelle à quelque mandarin, débute par offrir un présent, lui en promet un autre ; son procès est gagné, et la malheureuse, sans appui, devient l’esclave de son persécuteur. Cette antique histoire d’Appius et de Virginie se renouvelle fréquemment au Cambodge. Les Virginius seuls font défaut.

Depuis que j’avais mis le pied dans ce pays, la peur s’était emparée de mes domestiques, elle fut à son comble quand je leur annonçai qu’il fallait partir pour visiter les tribus sauvages de Stiêngs, au delà du grand fleuve. Le Cambodge est certainement très-redouté des Siamois ; les montagnes et surtout les forêts habitées par les Stiêngs, ont, à cause de leur insalubrité, auprès des Cambodgiens et des Annamites, une réputation analogue à celle dont Cayenne jouit parmi nous.

Ces craintes ne pouvaient m’arrêter, et dès que j’eus reçu du roi de Cambodge la lettre qu’il m’avait promise, je quittai Pinhalú dans une petite barque conduite par deux rameurs, et me dirigeai vers le Mékong.

En descendant le cours d’eau qui y conduit, large d’à peu près douze cents mètres, je fus étonné de voir le flot remonter du sud au nord au lieu de descendre vers le fleuve dont il semble le tributaire.

Pendant près de cinq mois de l’année, le grand lac du Cambodge, le Touli-Sap, couvre un espace immense, mais après ce temps il diminue de profondeur tout en conservant à peu de chose près la même dimension. À l’époque des pluies, ce ne sont pas seulement les eaux issues des montagnes qui le bordent à l’ouest, qui le gonflent, mais le trop plein du Mékong arrête l’écoulement du lac, et finit par y déverser une partie de son excédant.


XIV

Départ de Pinhalú. — Le grand bazar du Cambodge. — Penom-Penh. — Le fleuve Mékong. — L’île Ko Sutin. — Pemptiélan. — Les confins du Cambodge. — Voyage à Brelum et dans la contrée des sauvages Stiêngs.

Partis à onze heures de Pinhalú, à la nuit tombante nous étions rendus à Penom-Penh, le grand bazar du Cambodge. La distance qui sépare les deux localités est de dix-huit milles au plus. J’avais peu de chose à acheter, car Mgr Miche et M. Arnoux avaient absolument voulu charger ma barque d’une provision de riz et de poisson sec suffisante, non-seulement pour toute la du-