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« Le connaissez-vous aussi ? » me dit-il.

J’accompagnai l’air avec les paroles.

« Et Votre Majesté, comment aime-t-elle cet air ?

— Un peu moins que le premier ! Les souverains de l’Europe font-ils jouer souvent ces deux airs ?

— Sire, ils les réservent, comme choses solennelles, pour les grandes circonstances seulement. »

Mon Annamite était à côté de moi et remplissait les fonctions d’interprète avec un tact parfait qui plut au roi. Le jeune prince demanda la permission de se retirer. Il salua son frère en se prosternant profondément et en élevant ses mains réunies au-dessus de la tête. Le roi lui recommanda de ne pas manquer de revenir le lendemain matin, afin de nous accompagner au palais du premier roi. Le prince passa alors dans la cour, où un page le mit à califourchon sur une de ses épaules et l’emporta dans son palais. Le roi me fit alors admirer ses meubles d’Europe : des tables d’acajou couvertes de vases en porcelaine, des fleurs sous cylindres et d’autres ornements d’un goût vulgaire. Il me fit surtout remarquer deux vieilles glaces entourées de cadres dorés, un divan et des choses semblables.

« Je commence seulement, dit-il ; dans quelques années mon palais sera beau. »

Un page du roi (Siam et Cambodge). — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.

Il me conduisit ensuite dans son jardin, où, parmi de rares et curieuses plantes, s’élève un rocher artificiel en miniature. En me ramenant au salon il me fit passer devant toutes ses femmes (il y en avait au moins cent), que la curiosité avait attirées hors du Sérail.

« Vous êtes le premier étranger qui soit jamais entré ici, me dit-il ; au Cambodge comme à Siam, personne, sauf les gens de service, ne peut pénétrer dans les appartements particuliers du roi. »

Je le remerciai de l’honneur qu’il daignait m’accorder, et en prenant congé de lui, je le priai de me donner une lettre pour les chefs des provinces de son royaume et un ou deux éléphants pour continuer mon voyage. Il me promit d’acquiescer à ma demande. Ce jeune souverain, qui porte le titre de second roi, est l’héritier présomptif de la couronne. Son père ne doit son trône qu’au roi de Siam, qui l’a retenu longtemps captif dans ses États, et

qui, pour garant de sa fidélité, a toujours gardé un ou deux de ses fils en otage. C’est ainsi que ce jeune roi a passé plusieurs années à Bangkok. Sans doute on lui apprit là l’art de régner, et on ne l’a laissé retourner dans son royaume qu’après s’être assuré qu’on aurait en lui un tributaire soumis et obéissant.

Son jeune frère vint aussi me faire une visite, mais pendant la nuit, afin que son frère et son père l’ignorassent, car il désirait avoir quelque cadeau ; très-enfant pour son âge, il manifestait le désir d’avoir tout ce qui lui frappait la vue. Il est au reste doux, aimable, poli, et a l’air distingué.

Le lendemain, à dix heures du matin, le roi me manda auprès de lui. Je le trouvai dans la salle de réception, assis sur son divan et distribuant des ordres à ses pages pour régler l’ordre de marche qu’il voulait qu’on observât pour l’aller et le retour. Le roi monta dans une jolie chaise à porteurs, magnifiquement peinte et sculptée, avec de beaux pommeaux d’ivoire. Il s’y assit nonchalamment, une jambe dessus, l’autre pendante, le coude appuyé sur des coussins de maroquin. Il avait la tête et les pieds nus, les cheveux coupés à la mode siamoise, et pour vêtement un superbe langouti de soie jaune entouré d’une large ceinture de pareille étoffe, mais plus claire. Le cortége se mit en marche : quatre pages portaient le palanquin sur leurs épaules ; un autre soutenait un immense parasol rouge dont le manche doré avait près de quatre mètres de long ; le prince cadet portant le sabre du roi, marchait à côté de lui, et sur la même ligne. J’étais de l’autre côté. Sa Majesté se tournait souvent de mon côté pour me faire remarquer les objets les plus frappants en traversant la rue, et pour lire aussi sur mon visage l’impression que me causait l’effet que sa présence produisait sur le peuple. À l’approche du cortége, toute la population accourue pour le voir se prosternait. En tête marchaient trois licteurs, l’un devant, les deux autres à quelques pas derrière, portant à deux mains des faisceaux de rotins ; symboles de la puissance ; derrière le palanquin, suivaient, deux à deux, les chambellans et les pages, au nombre de plus de trente, tous en langouti rouge et portant sur l’épaule des piques, des