Page:Le Tour du monde - 08.djvu/276

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour me saluer, puis m’appela près d’elle. Aussitôt deux pages apportèrent des chaises qu’ils placèrent sur le gazon en face l’une de l’autre. Sa Majesté m’en offrit une, et la conversation commença dans ce salon improvisé, tandis que toute l’escorte, ainsi que les passants, demeuraient prosternés. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, elle ne rencontrait aucun homme debout.

« Comment trouvez-vous ma ville ? dit le roi en employant ce mot pour désigner son palais avec ses dépendances et les fortifications.

— Sire, elle est splendide et offre un aspect que je n’avais vu nulle part ailleurs.

— Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez d’ici dans cette cour ont été construits dans une année, depuis mon retour de Siam ; dans une autre année tout sera achevé, et il n’y aura plus alors que des briques. Jadis le Cambodge s’étendait très-loin, mais les Annamites nous ont enlevé beaucoup de provinces.

— Sire, le moment est peut-être arrivé pour vous de les reprendre. Les Français les attaquent d’un côté, attaquez-les de l’autre. »

Sa Majesté ne répondit pas, mais elle me tendit un cigare en me demandant mon âge.

Portrait du deuxième roi du Cambodge, en 1859, aujourd’hui premier roi. — Dessin de Janet Lange d’après M. Mouhot.

Je venais de me faire apporter une jolie petite carabine Minié que les officiers du roi étaient venus examiner dans la matinée ; Je la lui présentai en le priant de bien vouloir l’accepter si elle lui plaisait. Il me dit de la charger. Je levai la bascule et poussai une cartouche dans le canon. « C’est fait, Sire.

— Comment donc ? ce n’est pas possible ; tirez alors. »

Il choisit lui-même pour but un poteau assez éloigné et m’indiqua l’endroit où je devais frapper ; je tirai, et aussitôt Sa Majesté et ses pages coururent s’assurer que le coup avait porté juste.

« Quand pensez-vous quitter Udong ?

— Sire, mon désir est de partir après-demain pour Pinhalú et les provinces d’au delà.

— Si vous pouviez rester un jour de plus, vous me feriez plaisir ; demain vous dînerez chez moi, le jour suivant je vous conduirai voir la ville du premier roi, et le soir je ferai jouer la comédie. »

La comédie ! pensai-je, cela doit être curieux, et pour la comédie je restai. Après avoir remercié le roi de ses faveurs et de ses bontés pour moi, nous nous séparâmes avec une poignée de main. Évidemment, j’étais en grande faveur. Le lendemain matin, des pages vinrent m’offrir, de la part du roi, des chevaux pour me promener ; mais la chaleur était accablante. Vers quatre heures le roi m’envoya un cheval pour me rendre au palais. J’étais en habit, pantalon et gilet de toile d’une blancheur éclatante ; un casque de liége à la façon des anciens Romains et recouvert de mousseline blanche[1] complétait ma singulière toilette. Je fus introduit par le chambellan dans un des appartements particuliers du roi. C’était un très-joli salon, meublé à l’européenne. Sa Majesté m’attendait en fumant un bouri, assise à côté d’une table chargée de mets. Dès que j’entrai, elle se leva, me tendit la main en souriant, et me pria immédiatement de prendre place et de commencer mon repas. Je vis qu’il se proposait, selon l’usage du pays, de me faire honneur en assistant au repas sans y prendre part lui-même. Après m’avoir présenté, avec une aménité et une grâce parfaites, son frère cadet, jeune prince de quatorze à quinze ans, prosterné à côté de lui, le roi ajouta :

« J’ai fait rôtir ce poulet et ce canard à la manière européenne, vous me direz s’ils sont à votre goût. ».

En effet, tout était excessivement bien préparé ; le poisson surtout était exquis.

« Good brandy !  » me dit le roi en anglais, les seuls mots de cette langue qu’il connût, en me montrant une bouteille de cognac. « Prenez et buvez. »

On me servit des gelées et des fruits confits exquis, des bananes du Cambodge et des mangues excellentes, puis le thé, que le roi prit avec moi en m’offrant un cigare de Manille. Enfin, il plaça une boîte à musique sur la table et la fit jouer.

Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d’autant plus grand que je ne m’attendais pas à l’entendre dans le palais d’un roi… régnant. C’était la Marseillaise. Le roi prit mon mouvement et mon sourire d’étonnement pour de l’admiration.

« Connaissez-vous cet air ?

— Un peu, Sire. »

Puis vint un autre, non moins bien connu, l’air des Girondins ; Mourir pour la patrie ! etc.

  1. Coiffure excessivement légère, fraîche, commode et abritant bien du soleil le cou et la face. Je la recommande fort aux voyageurs dans ces pays.