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mystérieux, — mais qui n’a rien de commun avec la politique ; c’est uniquement pour voir le pays ; du reste, M. Mouhot ne tardera pas à rendre une visite à Votre Majesté. »

Après quelques minutes de silence de part et d’autre, le roi salua de la main et nous dit :

« Au revoir. »

Le cortége s’éloigna.

Je craignis un instant que l’abbé ne m’eût fait passer pour un personnage moins humble que je ne le suis réellement, et que, par suite, on ne m’interdît l’entrée du royaume. Le nom seul de la France cause une peur mortelle à ces pauvres rois. Celui-ci s’attendait chaque jour à voir flotter le pavillon français dans la rade. Le roi du Cambodge a près de soixante ans ; petit de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l’intelligence, beaucoup de finesse, de la douceur et une certaine bonhomie[1]. Il était mollement couché à l’arrière de son bateau de construction européenne, sur un large et épais coussin ; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le remplissaient. Parmi celles-ci, j’en remarquai une dont les traits étaient délicats et même distingués ; vêtue moitié à l’européenne, moitié à l’annamite, et portant relevée toute sa longue chevelure noire, elle aurait passé pour une jolie fille en tous pays. C’était, je pense, la favorite du roi ; car, non-seulement elle était mieux mise que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la première place auprès du roi et prenait grand soin que rien ne blessât le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n’étaient que de grosses filles à la figure bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par l’usage de l’arack et du bétel. Derrière le bateau du roi venaient, sans ordre et à de longues distances, ceux de quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque seule, montée par des Chinois et commandée par un gros personnage de la même nation qui tenait levée une espèce de hallebarde surmontée d’un croissant, attira mon attention ; elle marchait en tête de l’escorte. C’était le fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l’ami du roi. Voici ce que j’appris au sujet de cet individu :

À peu près deux ans auparavant, ce Chinois, obligé, par des méfaits que l’on ne connaît pas très-bien, de s’enfuir d’Amoy, sa patrie, arriva à Kampôt avec une centaine d’aventuriers, écumeurs de mer comme lui. Après y avoir passé quelque temps, faisant trembler tout le monde, extorquant, la menace à la bouche, tout ce qu’ils pouvaient aux gens du marché, ils conçurent le projet de s’emparer de la ville, de tout y mettre à feu et à sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs vols s’ils n’étaient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut révélé, les Cambodgiens furent appelés de tous les environs et armés tant bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy, craignant alors que les choses ne tournassent mal pour lui, s’embarqua sur sa jonque avec ses complices et tomba à l’improviste sur Itatienne. Le marché fut saccagé en un moment, mais les Cochinchinois, revenus de leur surprise, repoussèrent les pirates et les forcèrent à se rembarquer après leur avoir tué plusieurs hommes. Mun-Suy revint à Kampôt, gagna le gouverneur de la province, puis le roi lui-même par de beaux présents, et se livra à des actes de piraterie tels que son nom devint redouté partout à la ronde, et cela impunément. Des plaintes s’élevèrent des pays voisins, et le roi, soit par crainte, soit pour se l’attacher et être protégé contre les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-côtes. Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionné et titré, et les meurtres et les vols n’en sont que plus fréquents, à un point tel que le roi de Siam a envoyé des navires à Kampôt pour s’emparer de ce malfaiteur et de sa troupe ; mais deux des brigands seulement furent arrêtés et exécutés sur-le-champ ; quant à Mun-Suy, il fut caché, dit-on, dans le palais du roi même.

Quelques jours après mon arrivée, je m’installai dans une maison construite par les ordres et aux frais du roi pour abriter les négociants européens, qui rarement viennent à Kampôt. L’abbé Hestrest me fit les honneurs de la ville : le marché, tenu en majeure partie par les Chinois, est composé de cabanes faites en bambous et couvertes en chaume. On y voit exposés une quantité de verroterie, de faïence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d’autres produits de ce pays et d’Europe. Les marchands de poisson, de légumes et les restaurants chinois en plein air, se disputent la rue en concurrence avec des porcs, des chiens affamés et des enfants de tout sexe et de tout âge, tels qu’ils furent créés par la nature, et barbotant dans la fange ; avec des femmes indigènes d’une laideur repoussante, et des Chinois au corps décharné, à l’œil hagard et terne, traînant péniblement leurs sandales chez le marchand d’opium, le barbier ou quelque maison de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut vivre.

Le commerce est tout entier entre les mains de ces derniers et l’on rencontre dix de ceux-ci pour un indigène.

Je fus présenté par l’abbé Hestrest dans plusieurs maisons chinoises où nous fûmes reçus avec politesse et affabilité. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car plusieurs fois il envoya de ses gens pour s’informer si je n’étais réellement pas un officier détaché de l’armée française, alors en Cochinchine et venant prendre des renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de m’accompagner chez Sa Majesté. Nous remontâmes le fleuve l’espace d’un mille et demi, et nous arrivâmes à Kompong-Baïe qui est la partie cambodgienne de la ville ; c’est là que réside le gouverneur de la province et que campaient le roi et sa suite, qui n’étaient à Kampôt qu’en visite. Quand nous arrivâmes, Sa Majesté donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez

  1. Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort, et c’est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a succédé.