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Le peu d’impôts et de taxes que les Cambodgiens ont à supporter, comparativement aux Siamois, me faisait penser que je trouverais ce peuple vivant dans l’abondance et le bien-être ; aussi ma surprise fut grande d’y rencontrer, à très-peu d’exceptions près, presque tous les vices, sans aucune des qualités que l’on trouve chez les autres peuples, ses voisins : la misère, l’orgueil, la grossièreté, la fourberie, la lâcheté, la servilité et une paresse excessive sont l’apanage de ce misérable peuple.

On a répété souvent que l’on ne devait pas juger d’un pays où l’on n’a fait que passer, que ceux-là seuls pourraient le faire qui y ont séjourné longtemps. J’admets que dans un séjour rapide on est sujet à commettre des erreurs ; mais, je le répète ici, je mentionne ce que je vois, et donne mes impressions telles que je les reçois : libre à d’autres voyageurs plus expérimentés de me démentir, si ces impressions ou mon jugement ont été faussés. Je ferai remarquer en outre que la première impression est souvent ineffaçable, et que fréquemment je ne me fie pas à mon propre jugement et parle d’après l’expérience d’autrui.

Il est peu de voyageurs en Europe, en Amérique et sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui n’aient eu à se plaindre de la manière offensante dont les représentants des lois douanières exercent leurs devoirs et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe, gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus de vexations qu’ils peuvent aux voyageurs des deux sexes ; ici, c’est le contraire, ils le gagnent en le demandant ; ce sont des mendiants commissionnés : « Du poisson sec, de l’arack et un peu de bétel, s’il vous plaît. » Plus vous donnez, plus la perquisition est courte.

Après avoir remonté la jolie rivière qui devait nous conduire à notre but, l’espace de près d’un mille, nous aperçûmes une maison couverte de feuilles, et surmontée du symbole de la religion chrétienne, de la consolante croix. Ce ne pouvait être que celle de l’abbé Hestrest, missionnaire apostolique de la congrégation des Missions étrangères. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyagé au loin ? avez-vous jamais été pendant un temps plus ou moins long privé de votre société habituelle ? avez-vous été maltraité par le temps ou par les hommes ? avez-vous jamais échappé à quelque grand danger ? avez-vous quitté vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle on s’agenouille, on prie, en oublie. C’est ce que je fis.

Pêcheurs d’holothuries dans le golfe de Siam. — Dessin de E. Bocourt d’après M. Mouhot.

J’avais pour l’abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam ; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j’avais été obligé de me soumettre m’avaient fait perdre pour un instant l’usage de mes membres, et j’eus peine à marcher.

L’abbé Hestrest m’accueillit en frère et m’offrit un abri dans sa modeste case jusqu’à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu’il m’apprit fut que la France était en guerre avec l’Autriche. J’ignorais même qu’il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L’Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu’on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L’abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l’ordre à ses rameurs d’accoster le rivage, et quand il fut à portée de la voix, il s’adressa à l’abbé :

« Quel est l’étranger qui est avec vous ?

— Sire, c’est un Français.

— Un Français ! » répondit-il avec vivacité.

Puis, comme s’il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s’adressant a moi :

« Vous êtes Français ?

— Français, sire, lui répondis-je en siamois.

— M. Mouhot vient de Paris, dit l’abbé en donnant à sa réponse un ton mystérieux ; mais il a été tout récemment au Siam.

— Et que vient-il faire dans mon royaume ?

— Il est en mission particulière, dit l’abbé d’un ton