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dommagés par la beauté des sites et l’aspect enchanteur du groupe d’îles et d’îlots que nous côtoyions à une courte distance. Nous arrivions dans des parages infestés par les pirates de Kampôt. Placés sur les hauteurs, ils observent la mer, et dès qu’ils aperçoivent une voile, ils s’apprêtent à l’attaquer au passage. Nous avancions paisiblement, sans souci des forbans, car nous n’avions avec nous aucune marchandise qui pût les tenter, et du reste, nous étions bien armés et en état d’arrêter en chemin ceux d’entre eux qui auraient essayé de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans l’anse d’une petite île afin de faire cuire le riz du soir et d’accorder à mes hommes un peu de repos, car ils n’avaient pas dormi la nuit précédente. Nous étions à une journée et demie de Kampôt. À minuit nous levâmes l’ancre et nous voguâmes, doucement bercés par les flots, nos voiles à peine enflées. Lorsqu’on a dépassé la pointe nord-ouest de la grande île Koh-Dud qui appartient à la Cochinchine, le coup d’œil devient de plus en plus beau ; la terre forme cadre de tous côtés, et il semble qu’on vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants. À l’est, s’étendent les côtes et les îles de la Cochinchine jusqu’à Kankao, à l’ouest et au nord, celles du Cambodge, couronnées par une belle montagne de neuf cents mètres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien le mont Sabab, que Phraï cria au pilote : « Mais vous nous ramenez à Chantaboun, voilà le mont Sabab. » Nous ne pûmes jouir longtemps du superbe tableau qui se déroulait à nos yeux, car peu d’instants après notre entrée dans le golfe, d’énormes nuages noirs s’amoncelèrent au sommet de la montagne, et par degrés la voilèrent entièrement. Ils furent bientôt sur nos têtes, le tonnerre grondait avec force, et un vent épouvantable faisait filer notre barque, couchée sur le flanc, avec la vitesse d’un bateau à vapeur. Le pilote même tremblait au gouvernail et me demandait de l’arack pour soutenir ses forces et son courage. Après une demi-heure de cette course effrénée, les nuages crevèrent et une pluie torrentielle nous transperça, mais elle fit tomber le vent ; nous étions alors arrivés dans le lit de la rivière qui conduit à Kampôt. Il paraît que le roi devait passer en revue, le jour de notre arrivée, les navires qui se trouvaient dans la rade, mais le gros temps l’avait retenu depuis onze heures dans une espèce de salle qu’on lui avait élevée sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au moment où nous dépassions la douane, nous aperçûmes le cortége royal qui se dirigeait vers une grande jonque que Sa Majesté faisait construire afin de pouvoir aussi se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux à envoyer à Singapour que les mauvais bateaux qui, jusque-là, avaient composé toute sa marine.

Vue des îles du golfe prises du cap Liaut (voy. p. 259). — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

La rivière qui conduit à la ville a près de cent cinquante mètres de largeur, mais son cours est très-borné ; elle prend naissance dans les montagnes voisines. Le principal avantage qu’elle offre, c’est de pouvoir amener à la mer les magnifiques bois de construction qui abondent dans les forêts de ses deux rives, et dont les Chinois ne peuvent se passer pour la mature de leurs jonques.

Il y a continuellement de six à sept navires en charge dans la rade, de sorte que l’on voit souvent des bateaux chinois ou européens monter et descendre le fleuve. Quoique Kampôt soit actuellement l’unique port de Cambodge, il est loin d’avoir le même mouvement que le port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents maisons et une population à peu près égale à celle de Chantaboun ; en outre, tout son petit commerce est alimenté par la basse Cochinchine, dont les ports ont été jusqu’ici presque constamment fermés aux Européens, de sorte que les navires qui y arrivent ne trouvent guère à charger que du riz qui leur est amené par des bateaux, et presque comme contrebande, de la basse Cochinchine par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d’autres petits ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gomme-gutte, un peu d’ivoire, du poisson pêché dans le grand lac par des Annamites, du bois d’ébénisterie et de construction pour lequel il est célèbre, et du coton, le Cambodge ne fournit rien au commerce, et j’ose émettre l’opinion que le jour où les ports d’Annam seront ouverts aux Européens, les marchands chinois établis à Kampôt abandonneront cette ville ; cependant, mieux gouverné, ce district pourrait alimenter le commerce d’un grand nombre de produits dont nous parlerons plus tard.

Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans doute pas à tomber sous la domination de quelque autre puissance ; qui sait ? Peut-être la France a-t-elle les yeux fixés sur lui et se l’annexera comme elle fait en ce moment de la Cochinchine.