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l’homme, à moins qu’ils ne soient poussés par la faim. J’ai rencontré un jeune colon chinois qui porte sur le corps dix-neuf cicatrices faites par un de ces animaux. Un jour il était à l’affût sur un arbre, à une hauteur de trois mètres, lorsqu’un tigre de la plus grande espèce s’approcha d’un jeune chevreau qui, attaché à un arbre à très-peu de distance de l’affût du Chinois, l’attirait par ses cris. Le chasseur ayant tiré sur le carnassier, bien que mortellement blessé, le tigre réunit toutes ses forces, fit un bond énorme, et saisissant son ennemi avec ses griffes et ses dents, l’arracha de son siége et lui déchira les chairs en roulant avec lui sur le sol ; heureusement pour le malheureux Chinois, ce fut là le dernier effort du monstre ; il expira presque aussitôt.

Rocher près de Thoulou, golfe de Siam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Dans les montagnes de Chantaboun et non loin de notre demeure actuelle, on trouve des pierres précieuses d’une assez belle eau ; il y a même à l’est du bourg une éminence l’on appelle la montagne des Pierres-Précieuses ; il paraîtrait, d’après ce que dit Mgr Pallegoix, qu’il fut un temps où elles étaient très-communes, puisque dans l’espace d’une demi-heure, il en ramassa une poignée, c’est-à-dire autant que les habitants de la province en trouvent actuellement dans une année. Ce qui prouve du reste qu’elles sont devenues très-rares, c’est que l’on ne trouve plus à en acheter, même à un prix élevé.

Il paraît que j’ai gravement offensé les pauvres Thais de Kombau, en enlevant les empreintes dont j’ai parlé plus haut ; je viens d’en rencontrer plusieurs qui, me disent-ils, ont les « bras cassés ; » ils ne pourront plus travailler et seront toujours pauvres. Désormais ils auront une bonne excuse pour leur paresse, et moi j’aurai à me reprocher et à répondre de leur misère, puisqu’en enlevant cette pierre, j’ai irrité contre eux tous les génies de la montagne. Les Chinois pensent autrement, leurs idées ne sont pas moins amusantes. Ils prétendent que sous l’empreinte il doit se trouver un trésor dans le roc, et que le bloc que j’ai enlevé doit avoir de grandes vertus médicinales ; de sorte qu’Apaït et ses amis frottent tous les matins le dessous de la pierre contre un autre morceau de granit, puis recueillent précieusement dans de l’eau la poussière qui en tombe et avalent le tout, à jeun, avec la ferme persuasion

que c’est un remède contre tous les maux. C’est ici le cas de dire que c’est la foi qui nous sauve : bien des pilules sont administrées chez les peuples civilisés qui n’ont certainement pas plus de vertus curatives que la poudre de granit absorbée par le vieux Apaït.

Ce pauvre bonhomme a vendu sa propriété pour 60 ticaux ; sa dette payée, il lui reste, avec l’argent qu’il a reçu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n’en faut pas davantage ici pour qu’il se croie riche jusqu’à la fin de ses jours ; il pourra de temps en temps régaler l’âme de ses aïeux de bonbons et de thé, et lui-même vivre en vrai mandarin campagnard. Avant de s”éloigner de Kombau, le bon vieillard m’a procuré un autre domicile au prix de deux ticaux (cinq francs) par mois ; je n’ai rien perdu au change sous le rapport du confort. Pour un appartement meublé, je pense que ce n’est pas cher. Voici l’inventaire des meubles : dans le salon, rien, dans la chambre à coucher une vieille natte sur un lit de camp. Cependant cette case-ci est plus propre, plus spacieuse et mieux couverte que l’autre, où l’eau filtrait de toutes parts, puis j’ai un large lit de camp pour me reposer de mes longues chasses. En outre mon nouveau propriétaire me fournit de bananes et de légumes que nous lui payons en gibier, quand la chasse a été fructueuse.

Les fruits dans cette province sont aussi bons que nombreux : ce sont la mangue, le mangoustan, l’ananas, si odoriférant et qui fond dans la bouche, et surtout, ce qui est bien supérieur à tout ce que j’avais pu imaginer avant d’en avoir goûté, le fameux dourion, qui mérite à juste titre d’être appelé le roi des fruits. Toutefois, pour bien l’apprécier, il faut quelque temps ; il faut surmonter le dégoût qu’inspire son odeur lorsqu’on n’en a jamais mangé ; cette odeur est telle qu’au premier abord, j’étais obligé de m’éloigner du lieu où il s’en trouvait. La première fois que j’en goûtai, il me semblait être près de quelque animal en putréfaction ; ce ne fut qu’à la quatrième ou à la cinquième tentative que je sentis cette odeur se changer en un arôme des plus agréables. Le dourion atteint en grosseur à peu près les deux tiers du jacquier, et comme ce dernier il est entouré d’une écorce très-épaisse et épineuse, qui le protége contre la dent des écureuils et des autres rongeurs ; en l’ouvrant, on trouve