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Ma négociation est enfin arrivée à un résultat heureux, c’est-à-dire que le bon vieux Apaït a consenti à laisser son fils Phraï entrer à mon service, pourvu que je lui donne trente ticaux, la moitié de ses gages d’une année, en avance ; puis il vendra sa case et son champ de poivre, payera sa dette et se retirera dans un autre endroit de la montagne. Le petit Phraï est enchanté de me suivre et de pouvoir courir les bois du matin au soir. Je ne suis pas moins content que lui, car avec sa connaissance du pays, son activité, son intelligence et son dévouement pour moi, il est d’un prix inestimable. Les chaleurs deviennent de plus en plus fortes. Le thermomètre est monté un jour à cent deux degrés Fahrenheit (trente-neuf centigrades) à l’ombre ; aussi les longues chasses deviennent pénibles et quelquefois impossibles ailleurs que dans les forêts. Je profitai, il y a quelques jours, d’un temps couvert et par conséquent moins chaud, pour visiter une chute d’eau dont on m’avait parlé et qui se trouve dans le district presque désert de Priou, à douze milles de Kombau. Au mois de janvier, lors de mon premier passage ici, j’avais déjà eu le désir de m’y rendre, mais le Chinois qui s’était proposé pour nous y conduire, s’était égaré et nous avait fait marcher une journée tout entière pour nous conduire à un endroit opposé. De Kombau, nous longeâmes pendant une heure et demie une charmante vallée unie presque partout comme me pelouse, et riante comme un parc. Elle aboutit à une forêt où en suivant le bord d’un torrent qui, encaissé entre deux monts et hérissé de blocs de granit, augmente de largeur à mesure que l’on approche de sa source, nous ne tardâmes pas à arriver à la chute. Dans la saison des pluies, ce doit être un spectacle de toute beauté ; une énorme nappe d’eau tombe alors de tous les côtés du haut d’immenses roches perpendiculaires, taillées à pic et décrivant comme un cirque de près de trente mètres de diamètre ; pendant la sécheresse, l’eau de la source seule sort de dessous d’immenses blocs de granit, mais avec une telle abondance qu’elle alimente plusieurs ruisseaux. D’une hauteur de plus de vingt mètres, le torrent, large de deux à sa source, tombe avec fracas et presque d’aplomb sur les rochers, d’où il rejaillit en se détournant pour former une nouvelle chute de trois mètres de hauteur seulement, mais qui se déverse dans un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, et qui reflète comme un miroir les rochers et les arbres qui l’entourent. Mes deux domestiques, échauffés par une longue course, se plongèrent dans cette eau si froide, à mon grand étonnement ; et quand je voulus leur exposer le danger qu’ils couraient en agissant ainsi, ils me répondirent que c’est quand on a chaud qu’on doit se baigner ; et tous les indigènes font de même.

Un voyageur ne doit ignorer aucun métier ; un jour je dus me faire tailleur de pierre pour détacher une empreinte d’un animal inconnu, de la surface d’un large bloc de granit enfoui au fond d’un torrent de la montagne ; au mois de janvier, un Chinois me demandait un prix si élevé pour ce travail que je pensais me contenter d’une empreinte de cire ; mais Phraï m’ayant proposé de se charger de ce travail, nous l’avons entrepris, et nous l’avons mené à bonne fin. Beaucoup de Siamois eussent préféré que je ne touchasse pas à leur pierre, de même que par superstition ils sont scandalisés de me voir tuer des gibbons blancs, bien que, lorsque l’animal est une fois abattu et dépouillé, comme ce ne sont pas eux qui ont commis ce péché mortel à leurs yeux, ils soient très-heureux d’obtenir une côtelette ou un bifteck de ma victime, car ils attribuent à la chair de ce singe de grandes vertus médicinales.

La saison des pluies approche, les orages deviennent de plus en plus fréquents et le tonnerre gronde parfois avec un fracas épouvantable ; les insectes deviennent aussi plus nombreux, mais les fourmis qui cherchent à s’abriter pour cette saison envahissent les habitations et deviennent un véritable fléau pour moi et mes collections, sans parler de mes vêtements ; j’ai eu déjà plusieurs livres et cartes presque entièrement mangés dans une seule nuit. Heureusement les moustiques ont disparu, c’est donc une souffrance de moins, mais en revanche, il y a une espèce de petite sangsue, qui, lorsqu’il pleut, quitte les ruisseaux, se répand dans les bois et les rendent, sinon impraticables, au moins fort désagréables à traverser ; c’est par douzaines qu’il faut à tout moment les arracher de dessus soi ; mais comme on ne peut ni les voir ni les sentir toutes, c’est toujours couvert de sang que l’on revient au logis ; quelquefois mon pantalon, de blanc qu’il était en partant, prend la couleur garance, si chère au troupier français.

Le gibier commence à devenir rare, au grand désappointement de nous tous, car Phraï et Niou faisaient bombance avec la chair des gibbons, et commerce de leur fiel qu’ils vendaient un shellung ou 75 centimes de notre monnaie aux médecins chinois de Chantaboun ; les calaos sont aussi devenus très-farouches, de sorte que nous ne pouvons plus guère compter que sur des chevrotains pour approvisionner la cuisine.

Il y a bien aussi sur la montagne de grands cerfs, mais ce n’est qu’en passant la nuit à l’affût qu’on peut les approcher d’assez près pour les tirer. Les oiseaux en général ne sont pas communs ; l’on ne voit ni cailles, ni perdrix, ni faisans ; et les quelques poules sauvages qui, de temps en temps, font leur apparition, sont si farouches, que ce serait perdre un temps précieux de leur faire la chasse. Dans cette partie du pays, les Siamois prétendent qu’ils ne peuvent cultiver de bananes à cause des éléphants, qui, à certaines époques, viennent du versant opposé de la montagne et dévorent les feuilles de cette plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la petite espèce ; toutes les nuits ils passent près des habitations, et le matin on peut voir l’empreinte de leurs larges pattes profondément marquée dans l’argile auprès des ruisseaux ou sur le sable des sentiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans des fourrés épais et presque inaccessibles. Rien n’est plus rare que de les tirer au gîte, car généralement ils fuient à l’approche de