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nam-Ven ; sorte d’estuaire ou se déverse un fleuve large de plus de trois milles à son embouchure et formé par plusieurs cours d’eau qui découlent des montagnes et se joignent à un bras de rivière de Chantaboun, qui, faisant l’office d’un canal, relie ces deux localités.

Villages d’Annamites chrétiens, à Chantaboun ou Chantabury. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve de Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Continuellement je les voyais ou les entendais s’élançant de la rive dans l’eau, et il arrive assez fréquemment que des pêcheurs imprudents ou des gens endormis près de la rivière, ont été dévorés par eux ou sont morts des blessures qu’ils en ont reçues. Ce dernier cas s’est renouvelé deux fois depuis mon séjour dans la province de Chantaboun ; mais une chose amusante, pour l’homme qui se plaît à étudier les mœurs intéressantes de toutes les créatures dont Dieu a parsemé la surface du globe et que nous eûmes le plaisir d’observer à Ven-Ven, c’est la manière dont ces amphibies attrapent les singes qu’une malicieuse fantaisie pousse à les taquiner. Au bord du rivage, le crocodile, le corps enfoncé dans l’eau, ne laisse dépasser que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce qui passera à sa portée. Une troupe de singes vient-elle à l’apercevoir, ils semblent se concerter, s’approchent peu à peu et commencent leur jeu, tour à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu’à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et avec la dextérité de sa race, s’avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D’autres, amusés du jeu, veulent se mettre de la partie, mais les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant les uns et les autres suspendus par les pattes ; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l’animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l’audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades ; mais parfois aussi une patte est saisie dans l’étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude de l’éclair. Toute la troupe se disperse alors en poussant des cris et des gémissements ; ce qui ne les empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures après.


X

La vie des montagnes (mont Sabab). — Chasses. — Tigres. Serpents, etc. — Riche végétation de Chantabury.

De retour à Chantaboun de mes excursions maritimes, j’allai m’installer chez un bon vieux Chinois, planteur de poivre, qui, deux mois plus tôt, lors de ma première visite, m’avait déjà donné l’hospitalité. Il se nomme Ihié-Hou, mais en siamois nous l’appelions Apaït, ce qui veut dire oncle. Apaït est veuf ; il a deux fils, dont l’un est âgé de dix-huit ans ; celui-ci est un bon enfant, laborieux, vif, courageux et infatigable ; il m’est déjà fort attaché et a grande envie de m’accompagner au Cambodge. Né dans ces montagnes et très-intelligent, il n’est pas d’animaux et très-peu d’oiseaux dont il ne connaisse les mœurs et les habitudes, puis il n’a peur ni des tigres, ni des éléphants ; toutes ces qualités réunies jointes à sa douceur font que Phraï (c’est le nom du jeune homme) serait un véritable trésor pour moi.

Apaït a aussi deux frères qui, devenus catholiques, sont allés s’établir à Chantaboun, afin de se rapprocher de l’église ; quant à lui, il n’a jamais eu le moindre penchant à changer de religion, parce que s’il devenait chrétien, il faudrait, dit-il, qu’il oubliât ses parents trépassés, auxquels il a le plus grand soin de faire de temps en temps de petits sacrifices. Ses affaires ne sont pas brillantes, car il y a dix ticaux d’intérêt à payer pour la petite somme de cinquante ticaux qu’il a empruntée, l’intérêt étant, à Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, il