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être encore plus déserte et plus inculte ; mais au pied de la montagne s’ouvrent de charmantes vallées, ou quelques centaines de Chinois se livrent à la culture du poivre.

J’achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite barque pour visiter les îles du golfe, très-intéressantes sous tous les rapports, quoique sur plusieurs d’entre elles les tigres soient nombreux. La première que je visitai porte le nom de Ko-nam-sao (buste de jeune fille). Elle a la forme d’un pic et près de deux cent cinquante mètres de hauteur. D’origine volcanique comme toutes les autres îles de cette partie du golfe, elle n’a seulement que deux milles de circonférence. Les roches qui l’entourent presque partout en rendent l’accès difficile, mais l’effet qu’y produisent une végétation puissante et une verdure pleine d’éclat et de fraîcheur est ravissant. La saison de la sécheresse, si agréable dans les voyages en Europe, à cause de la fraîcheur des nuits et des matinées, est au Siam un temps de mort et de désolation pour toute la nature. Malgré une végétation encore assez fraîche, la vie semble s’arrêter, les oiseaux ont fui vers les lieux où ils trouvent à se désaltérer et recherchent de préférence le voisinage des habitations et les bords des rivières où les insectes, en nombre immense, leur fournissent une abondante nourriture. Rarement un chant vient charmer l’oreille ; l’aigle pêcheur seul fait entendre son cri rauque et perçant chaque fois que le vent change. Les fourmis en essaims innombrables surgissent, au contraire, de partout ; le sol, les arbres, tout en est couvert, et elles paraissent être, avec les moustiques et quelques grillons, les seuls insectes qui aient échappé à la destruction. En poursuivant les troupes de singes qui s’enfuyaient à mon approche, ou bien en suivant les traces des daims ou des léopards, dont plusieurs tombèrent frappés de mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces îles la moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau ; je n’avançais que très-difficilement à travers les masses de lianes et de branches entrelacées, la hache à la main, et ce n’est qu’épuisé par la chaleur et la fatigue que je revenais au rivage.

La plupart des roches de ces montagnes, comme celles des îles, sont métamorphiques, c’est-à-dire d’anciennes roches sédimentaires qui ont conservé beaucoup de traces de leur ancien dépôt sous les eaux, mais qui ont subi un changement dans leur structure et dans leur composition par l’action des volcans. Toutes renferment un grand nombre de filons et d’amas auxquels en géologie on donne le nom de « gîtes de contact, » c’est-à-dire des gîtes métallifères qui, encastrés dans des roches stratifiées ou des roches massives, ont été pénétrés de leur substance.

Le 26, nous fîmes voile pour la première des îles Ko-Man, car il y en à trois qui portent ce nom et qui sont rapprochées les unes des autres. La plus grande n’est éloignée de la côte que d’une dizaine de milles. Quelques aigles pêcheurs, une espèce de pigeons blancs et des coucous noirs sont à peu près les seuls habitants ailés que j’y rencontrai ; mais les iguanes y sont très-nombreuses, et lorsque le soir elles sortent de leurs retraites, le bruit qu’elles font en marchant pesamment sur les feuilles sèches et les branches mortes, ferait facilement supposer qu’il est produit par des animaux de plus grande taille.

Vers le soir, la marée ayant baissé, nous laissâmes échouer notre barque dans la vase ; j’avais déjà remarqué pendant le jour que la boue, semblable à celle des tourbières, était imprégnée de matières volcaniques ; mais pendant toute la nuit il s’en échappa une si forte odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan sous marin. Le 28, nous passâmes à la seconde île des Patates, qui est plus élevée et plus pittoresque que la précédente ; les rochers qui la bordent produisent un effet grandiose. Le coup d’œil dont on jouit en traversant les deux îles par un beau soleil et à marée basse est surtout magnifique. Les îles des Patates doivent leur nom aux nombreux tubercules sauvages qui s’y trouvent.

Je passai plusieurs jours au cap Liaut, tantôt sur la côte, tantôt dans les nombreuses îles qui en sont très-rapprochées ; c’est la plus belle partie du golfe, et comparable pour sa beauté au détroit de la Sonde près des côtes de Java. Il y a deux ans, le roi étant venu visiter Chantaboun, on lui bâtit sur la plage, à l’extrémité du cap, une maison et un kiosque. En mémoire de sa visite on a aussi érigé au sommet de la montagne une petite tour d’où l’on jouit d’une vue très-étendue.

Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la plus étendue de toutes les îles qui se trouvent au nord du golfe entre Bangkok et Chantaboun. Toute l’île n’est qu’une suite de montagnes boisées, mais cependant d’un accès assez facile et renfermant beaucoup de fer oligiste. Les singes et les daims qui l’habitent viennent tous les sous boire au rivage, car elle manque d’eau douce.

Le 29 au matin, à mesure que le soleil s’élevait à l’horizon, la brise diminuait, et nous n’étions plus qu’à trois milles du détroit qui sépare l’île de l’Arec de celle des Cerfs, lorsqu’elle tomba tout à fait. Depuis une demi-heure, nous n’avancions qu’à force de rames, et exposés à toute l’ardeur d’un soleil brûlant, quoiqu’à une heure matinale, sans le moindre souffle dans l’air, devenu lourd et suffoquant. Tout à coup et à mon grand étonnement la mer s’agita, se souleva, et ballotta en tous sens notre légère embarcation. Je ne savais que penser d’un phénomène tout nouveau et inconnu pour moi, et d’où pouvait peut-être résulter, d’un instant à l’autre, quelque danger ou accident sérieux, lorsque notre pilote s’écria tout à coup : « Voyez comme l’eau de la mer bout. » En effet, je me retournai du côté indiqué, la mer semblait être en ébullition et peu d’instants après un immense jet d’eau et de vapeur fut lancé dans les airs et dura pendant plusieurs minutes. Je n’avais jamais été témoin d’un pareil phénomène et je ne suis plus étonné maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffoquait dans l’île Ko-Man. C’était donc un volcan sous-marin qui faisait éruption à près d’un mille de distance de l’endroit où trois jours auparavant nous avions jeté l’ancre.

Le 1er  mars, nous arrivâmes à Ven-Ven, sur le Pak-