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la nature seule ait moulé ce colosse avec des formes aussi curieuses, et cependant c’est l’eau qui l’a arrondi et modelé de la sorte. On comprend que les Siamois aient pour ce rocher, comme pour toutes les choses qui leur paraissent extraordinaires ou merveilleuses, une espèce de vénération. On raconte qu’un jour un navire anglais étant venu jeter l’ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en voyant le lion, proposa de l’acheter, et que le gouverneur ayant refusé de le lui vendre, l’Anglais, sans pitié, fit feu de toutes ses pièces sur le pauvre animal. Le fait a été raconté par un poëte siamois dont l’œuvre est une plainte touchante contre la dureté des barbares de l’Occident.

Le 4 janvier, à huit heures du matin, nous arrivions à la ville de Chantaboun proprement dite. Cette dernière est bâtie le long du fleuve, à six ou sept milles des montagnes. Les Annamites chrétiens forment le tiers à peu près de la population de cette localité ; le reste est composé de marchands chinois, de quelques Annamites païens et de Siamois. Les seconds sont tous des pêcheurs, descendant d’Annamites de même profession, qui, venus de Cochinchine pour pêcher au nord du golfe de Siam, s’établirent peu à peu à Chantaboun. Tous les jours, tant que dure la saison froide et que la mer n’est pas trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites baies du littoral ou dans les bassins que forment les îles entre elles.

Le commerce de cette province n’est pas considérable, comparativement à ce qu’il pourrait être ; mais les nombreuses taxes, les corvées continuelles imposées au peuple par les chefs, puis l’usure et les prévarications des mandarins, ajoutées à l’esclavage, accablent, ruinent les familles et stérilisent le travail. Cependant, quoique la population ne soit pas nombreuse, on exporte à Bangkok une assez grande quantité de poivre que les Chinois principalement cultivent au pied des montagnes, un peu de sucre et de café d’une qualité tout à fait supérieure, et enfin des nattes faites de joncs, très-jolies, et qui se vendent très-avantageusement en Chine ; du tabac, une quantité de poisson sec et salé, ainsi que des bichos-di-mar ou holothuries de mer séchées et de l’écaille de tortue que pêchent les Annamites païens.

Tout sujet siamois, dès qu’il a atteint la taille de trois coudées, est soumis à un impôt ou tribut annuel équivalant à 6 ticaux (18 francs) ; les Annamites de Chantaboun le payent en bois d’aigle, les Siamois en gomme-gutte. Le tribut des Chinois se paye en gomme laque, et seulement tous les quatre ans ; il n’est que de 4 ticaux. C’est à la fin de la saison des pluies que les Annamites chrétiens se réunissent en troupes de quinze à vingt, et partent sous la conduite d’un homme expérimenté, qui devient le chef de l’expédition et indique d’ordinaire aux autres les arbres qui renferment du bois d’aigle, car tous ne sont pas également habiles à reconnaître ceux qui en contiennent, et il faut, pour bien réussir et s’éviter un travail inutile et pénible, une expérience que l’on n’acquiert qu’avec le temps. Les uns restent dans les montagnes environnantes, les autres vont aux grandes îles de Ko-Xang ou de Ko-Khut, situé au sud-est de Chantaboun.

Le bois d’aigle est dur, moucheté, et répand une forte odeur aromatique lorsqu’on le brûle. Il sert à brûler, après leur mort, le corps des princes et des hauts dignitaires que l’on conserve préalablement pendant une année dans un cercueil. Les Siamois l’emploient également en médecine. Le bois de l’arbre qui le produit est blanc et très-tendre, et il faut l’abattre et le fendre en entier pour trouver le bois d’aigle qui est répandu dans l’intérieur du tronc. Les Annamites font une espèce de secret des indices auxquels ils reconnaissent l’arbre qui en contient. Le peu de renseignements qu’ils ont voulu me donner m’a cependant mis sur la voie. Je fis abattre sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais devoir en contenir, et le résultat de mes observations est que ce bois se forme dans les cavités de l’arbre, et que plus celui-ci est vieux, plus il en contient. On frappe le tronc de l’arbre, et s’il rend un son creux et laisse échapper par les nœuds une odeur plus ou moins forte de bois d’aigle, on est assuré qu’il en contient.

La plupart des Chinois marchands se livrent à l’opium et au jeu ; les Annamites chrétiens ont en général une conduite plus réglée, mais leur caractère est tout l’opposé de celui des Siamois qui sont mous, paresseux, insouciants et légers, mais généreux, hospitaliers, simples et sans orgueil. L’Annamite est petit, maigre, vif, actif, mais prompt et colérique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux ; entre parents même, ce sont des dissensions et une jalousie continuelles. Sans pitié pour le pauvre ou pour le malheureux, il est serviteur-né du puissant. L’attachement de ceux qui sont catholiques pour leurs prêtres et les missionnaires fait seul exception ; ils s’exposent pour eux aux plus grands dangers. De leur côté, les païens tiennent fortement à leur idolâtrie par respect pour leurs ancêtres. Dans les rapports que j’ai eus avec les uns et les autres, tant à Chantaboun que dans les îles, où j’en rencontrais fréquemment, venus de ce premier endroit ou de Kampot, port du Cambodge, je n’ai eu qu’à me louer de la générosité et de la bonté des païens.

Les missionnaires de Bangkok m’ayant donné une lettre d’introduction pour leur confrère de Chantaboun, je descendis chez lui et j’eus le plaisir de rencontrer un digne homme qui me reçut avec la plus grande cordialité et mit à ma disposition une chambre de sa modeste habitation. Depuis plus de vingt ans ce bon père se trouve à Chantaboun avec les Annamites qu’il a baptisés, content et heureux au milieu de l’indigence et de la solitude. À mon arrivée, il était au comble du bonheur ; il voyait s’élever rapidement de jour en jour une nouvelle chapelle qu’il fait construire, et pour laquelle il a trouvé le moyen d’économiser sur son modeste viatique. Construite en briques, elle remplacera bientôt la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je passai seize jours heureux sous son toit, tantôt chassant sur le fleuve et les canaux, tantôt sur le mont Sabab. Le pays me rappelait beaucoup la province de Pakpriau. La plaine est peut--