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Débarcadère d’une pagode moderne d’Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS

ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L’INDO-CHINE,


PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANÇAIS[1].
1858-1861 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI

Remonte du Ménam. Rives, riverains et embarcations. — Ajuthia ancienne et moderne. — Un fragment d’histoire par une plume royale.

Ayant terminé, ou à peu près, mes observations et mes visites à Bangkok, je m’empressai d’arrêter mes dispositions de voyage. Je fis l’achat d’une légère petite barque qui pût contenir toutes mes caisses, un étroit espace couvert pour ma personne et un autre pour les bipèdes ou quadrupèdes composant toute ma famille d’adoption : deux rameurs, un singe, un perroquet et un chien. L’un de mes domestiques était Cambodgien, l’autre Annamite, chrétiens tous deux et connaissant quelques mots de latin[2] et d’anglais, qui, joints au peu de siamois que j’avais déjà pu apprendre, devaient me suffire pour me faire généralement comprendre.

Le 19 octobre je quittai Bangkok et remontai le Ménam dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l’un était en même temps mon cook ou cuisinier. Le courant est toujours très-fort en cette saison, et nous mîmes cinq jours pour faire soixante-dix milles à peu près. La nuit nous avions terriblement à souffrir des moustiques, et même pendant le jour je faisais une chasse incessante à coups d’éventail à ces terribles petits vampires. Comme la campagne était entièrement inondée, nous ne pouvions mettre pied à terre nulle part ; et quand près des habitations mêmes je tuais un oiseau, il était très-souvent perdu pour moi. C’était là un vrai supplice de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais ! la nature si belle et si riche !

Dans cette saison de l’année les pluies cessent entièrement et pour plusieurs mois ; depuis quelques jours la mousson du nord-est commençait à souffler ; le temps était constamment beau et la chaleur tempérée par la brise. Les eux allaient également se retirant. C’était l’époque des fêtes religieuses des Siamois, et la rivière était presque sans cesse sillonnée par une foule de longues et belles barques, chargées de banderoles, et conduisant en pèlerinage des dévots des deux sexes dans leurs costumes d’apparat. Beaucoup de ces barques, armées de plus de cinquante rameurs, couverts de vêtements neufs et éclatants, luttant de vitesse et s’excitant par de longues clameurs et des cris perçants, voguaient aux sons d’instruments dont l’harmonie, amortie par celle de l’onde, ne manquait point de charme. Des

  1. Suite. — Voy. pages 219 et 225.
  2. Le latin est en honneur chez les indigènes chrétiens, grâce au rituel des missions.