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Sa Majesté Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr-Maha-Mongkut, aujourd’hui régnante à Siam, est, de fait, maîtresse absolue des êtres et des choses de son royaume. Le sol même, fonds et tréfonds, comme dirait un notaire, est sa propriété ; nul ne peut y posséder, y vivre même sans sa permission. Chef infaillible de l’armée, de la loi et du culte, il nomme à tous les emplois civils, militaires et religieux. Il peut, à son gré, créer des princes de talapoins et des chefs de pagodes ; il peut aussi les révoquer. S’il use peu de ce dernier droit, c’est moins par respect pour son clergé que pour ses propres souvenirs. Il a longtemps vécu de la vie des talapoins avant d’être roi. Passer par la filière monacale est une condition, la seule peut-être que l’usage exige à Siam de la royauté.

Quel que soit son passé, le roi de Siam affiche des prétentions à l’administration et à la politique ; il donne, dans ce but, deux audiences par jour à ses mandarins et à ses ministres. La première commence à dix heures du matin et finit à deux ou trois heures de l’après-midi ; la seconde se tient entre onze heures du soir et se termine à deux heures après minuit.

En quatre heures bien employées, on peut faire bien des choses utiles, mais celles-ci se passent presque toujours en conversations étrangères aux motifs qui ont provoqué le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mougkut rappelle, par plus d’un point, Jacques Ier d’Angleterre. Sexagénaire, il a plus d’érudition que de sérieux dans l’esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonnement ; sans aucune idée arrêtée sur quoi que ce soit, il a le jugement d’un enfant dans le corps d’un vieillard. Persuadé que son règne fera époque, il veut tout organiser, tout régénérer dans son royaume, et ne trouve ni en lui, ni autour de lui un point d’appui pour ses desseins mal digérés. En tout pays, ce serait un savant véritable, nulle part un véritable roi.

Il a fait dresser ses soldats à l’européenne, il a fait creuser des canaux, bâtir des forteresses, ouvrir des routes, construire des navires, commandé des bateaux à vapeur ; bien plus, il a fondé à Bangkok une imprimerie royale et a accordé la liberté de l’enseignement religieux aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout cela, c’est beaucoup pour un roi d’Orient. Ses intentions sont évidemment bonnes et lui font honneur ; mais le champ qu’il veut féconder est resté tant de siècles en jachère que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il d’ordonner et passe son temps à étudier le pali et les vieux livres canoniques, et laisse assez généralement les rênes de l’État et l’exécution de ses ordres à des mains plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi souvent moins honnêtes.

Le pali, le sanscrit même, n’ont rien de caché pour lui ; il en a résolu toutes les difficultés, en a sondé toutes les profondeurs, et, dans son innocente vanité d’érudit, il aime à faire parade de son savoir philologique. Nos savants pourraient recourir avec avantage à sa bibliothèque et à ses connaissances. Il a appris seul et presque sans livres la langue anglaise, qu’il parle et écrit couramment. Comme un véritable orientaliste, il ne se résigne que difficilement à s’écarter des usages traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne permettent, en aucune circonstance, à un étranger de paraître en armes devant le roi de Siam, et on raconte encore, parmi les résidents européens de Siam, avec quelles difficultés sir John Bowring, et, après lui, M. de Montigny, ministre de France, parvinrent à conserver leurs épées devant Sa Majesté siamoise, en dépit de l’étiquette de sa cour.

J’emprunte à l’évêque Pallegoix, qui a passé de longues années dans l’intimité, pour ainsi dire, de ce monarque, la description de sa demeure royale.

« Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui a plusieurs kilomètres de tour. Tout l’intérieur de cette enceinte est pavé de belles dalles de marbre ou de granit ; il y a des postes militaires et des canons braqués de distance en distance ; on voit de tous côtés une multitude de petits édifices élégants, ornés de peintures et de dorures. Au milieu de la grande cour s’élève majestueusement le Mahaprasat à quatre façades, couvert en tuiles vernissées, décoré de sculptures magnifiques et surmonté d’une haute flèche dorée. C’est là que le roi reçoit les ambassadeurs ; c’est là qu’on place le roi défunt dans une urne d’or, pendant près d’un an, avant qu’il soit brûlé ; là aussi viennent prêcher les talapoins ; la reine et les concubines entendent la prédication, cachées derrière les rideaux. À quelque distance de là s’élève la grande salle où le roi donne ses audiences journalières, en présence de plus de cent mandarins prosternés la face contre terre ; aux portes sont des statues gigantesques de granit apportées de Chine (p. 229) ; les murailles et les colonnes de la salle sont ornées de peintures et de dorures magnifiques ; le trône, qui a la forme d’un autel, est surmonté d’un dais à sept étages. Les appartements du roi sont attenants à la salle d’audience ; puis viennent le palais de la reine, les maisons des concubines et des dames d’honneur, avec un vaste jardin qu’on dit être magnifique. Il y a, en outre, de vastes bâtiments qui renferment les trésors du roi, à savoir : l’or, l’argent, les pierreries, les meubles et les étoffes précieuses.

« Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribunal, un théâtre pour les comédies, la bibliothèque royale, d’immenses arsenaux, des écuries pour les chevaux de prix et des magasins de toute sorte de choses ; on y voit aussi une superbe pagode dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle sont deux idoles ou statues de Bouddha, l’une, en or massif, de quatre pieds de haut, l’autre, faite d’une seule émeraude, d’une coudée de haut, évaluée par les Anglais deux cent mille piastres (plus d’un million).

« Les pagodes royales sont d’une magnificence dont on ne se fait pas une idée en Europe ; il y en a qui ont coûté jusqu’à deux cents quintaux d’argent (plus de quatre millions de francs). On en compte onze dans l’enceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de