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tient, m’a-t-on dit, les restes des derniers rois. L’effet que produit cette pyramide, en se reflétant dans les eaux profondes et limpides et se dessinant sur un fond de verdure tropicale, est vraiment saisissant.

Quant à la ville, ce que j’en ai vu était d’une saleté repoussante. À huit ou dix kilomètres plus haut, nous passâmes devant une autre ville fortifiée nommée Paklat, et peuplée d’environ sept mille habitants, presque tous originaires du Pégou. Deux citadelles resserrent ici le fleuve, et de l’une à l’autre ou peut tendre une sorte de chaîne formée de câbles en fil de fer et de poutres armées d’éperons. Cet obstacle, formidable peut-être pour une jonque chinoise ou annamîte, ne soutiendrait pas un seul instant le choc d’une de nos chaloupes canonnières cuirassées ; et la vue de cet impuissant engin de guerre m’intéressa bien moins que celle d’un hameau voisin, où l’industrie locale a établi une raffinerie de sucre.

On ne peut refuser au « Ménam » le beau nom qu’il porte (Mère des eaux), car sa largeur, aussi bien que sa profondeur, permettent aux navires du plus fort tonnage d’effleurer ses rives sans danger ; les vergues s’accrochent aux branches, les oiseaux folâtrent en chantant au-dessus de votre tête, et les insectes, en quantité prodigieuse, bourdonnent nuit et jour sur le pont ; le paysage est, en outre, des plus pittoresques et des plus beaux. De distance en distance des maisons s’élèvent sur les deux rives, et dans le lointain on aperçoit de nombreux villages. Nous rencontrons un grand nombre de canots, et c’est avec une dextérité incroyables qu’hommes, femmes ou enfants dirigent ces légères embarcations.

Vue de Paknam. — Dessin de Sabatier d’après M. Mouhot.

Déjà lors de ma visite au gouverneur de Paknam, j’avais pu remarquer l’étroite familiarité qui existe en ce pays entre l’enfance et l’humide élément. J’ai vu les enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, se jeter dans la rivière, nager et plonger comme des poissons. C’était un spectacle curieux et ravissant, surtout par le contraste qu’offrent les enfants avec les adultes. Ici comme dans toute la plaine de Siam que j’ai parcourue depuis, j’ai partout rencontré des enfants charmants que je me sentais porté à aimer et à caresser, tandis qu’arrivés à un certain âge, ils s’enlaidissent par l’usage du bétel qui noircit leurs dents et grossit leurs lèvres.

La situation même du pays tend un peu à rendre amphibies ses habitants. Toute la partie centrale du bassin de Ménam n’est qu’une plaine alluviale, coupée de canaux, et noyée annuellement pendant plusieurs mois ; nous étions déjà arrivés au centre de la cité populeuse que je me croyais encore à la campagne ; il me fallut la vue de plusieurs constructions européennes et celle des bateaux à vapeur qui sillonnent cette majestueuse rivière, dont les bords sont garnis de maisons et boutiques flottantes, pour me rappeler à la réalité locale.

Nous jetâmes l’ancre en face de la cathédrale de la Mission française et du modeste palais de Mgr  Pallegoix, ce digne archevêque qui, pendant près de trente ans, sans autre assistance que celle de quelques missionnaires dévoués comme lui, a su faire respecter dans ces régions lointaines le signe révéré du chrétien et le nom de la France.

La vue de la croix surtout, dans ces pays éloignés, fait le même bien au cœur que la rencontre d’un ami de vieille date. À sa vue, on se sent soulagé, on sait qu’on n’est plus seul. Le dévouement, l’abnégation de ces pauvres et bons missionnaires, providence des voyageurs, modestes pionniers de la science et de la foi, sont dignes d’admiration, et ce serait de l’ingratitude que de ne pas leur rendre l’hommage qui leur est dû.

Depuis quelque temps, surtout depuis les guerres de Chine et de Cochinchine, on a fait grand bruit de Siam en Europe, et sur la foi des traités de commerce et de paix, et d’ampouleuses descriptions, plusieurs représen-