Page:Le Tour du monde - 08.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tels que chair de rennes, crue ou bouillie, langues et cervelles de rennes, du poisson cru, de la graisse d’oie fondue, etc. Ils avaient aussi un peu de thé et de sucre. Après avoir terminé notre festin de Lucullus, nous nous couchâmes dans la tente, bien chauffée, sur de moelleuses peaux de renne, et tous nos maux furent oubliés ; il nous sembla que nous étions dans le paradis.

Nous nous mîmes en route seulement le 19 septembre, et nous continuâmes, sans nous arrêter, à nous diriger au sud ; chaque jour nous appareillions à six heures du matin et nous dressions la tente le soir à sept ou huit heures.

Enfin le 1er octobre, à la chute du jour, nous arrivâmes au bord du fleuve Obi ; mais, a notre grand désappointement, il n’était pas encore gelé et charriait d’énormes glaçons : le traverser était impossible. Nous le côtoyâmes jusqu’à une bourgade ostiak, appelée les Iourtes de Jonderski, ou nous fûmes très-cordialement reçus par le chef Egor, de la famille de Salender. Pendant mon séjour dans sa iourte, il ne songea qu’à me régaler. Bon gré, malgré, six fois par jour il me fallut boire du thé, et au moins six tasses à chaque fois. Le lendemain de notre arrivée, il s’imagina de me faire avaler un mélange d’eau-de-vie et de jus de tabac ; stupéfait de voir un aussi grand chef refuser un breuvage aussi distingué, il se grisa avec les anciens du village et les Karachins qui nous avaient conduits et tomba dans une grande chaudière pleine d’eau, enfouie au milieu de la iourte, où il eût péri sans notre secours.

Je fis connaissance chez lui du prince des Ostiaks.

Le 5 octobre, nous traversâmes l’Obi et nous arrivâmes à Obdorsk, accompagnés d’une multitude d’Ostiaks de la suite du prince et du chef Egor, qui nous avaient suivis.

Je séjournai douze jours à Obdorsk. Le prince m’avait offert de nous conduire à travers l’Oural jusqu’au poste de Ziranski ; il vint nous prendre le 17 octobre. Le voyage à travers l’Oural fut extrêmement difficile ; sur le sommet de la chaîne, nous fûmes assaillis par une tempête de neige qui manqua de nous engloutir ; pendant sept heures je désespérai de notre salut. Heureusement le vent diminua, et nous pûmes descendre vers la plaine.

Le 2 novembre, j’arrivai avec tout mon équipage à Yma. Après quarante-huit heures de halte, nous partîmes, en passant par Tset-Tsilma, pour Kouia, à l’embouchure de la Petchora. Je fis faire en ce lieu tout ce qui était nécessaire pour l’hivernage de mes hommes que je laissai sous les ordres du lieutenant, M. Maticen, auquel j’adjoignis le baron Budberg ; puis je me dirigeai en traîneau vers Archangel.

L’Iermack abandonné dans les glaces.

En terminant ce rapport de notre infructueux voyage, je crois devoir ajouter que la pensée que j’avais eue de retourner vers l’Iermack en traîneau, pour sauver les instruments, se trouva impossible à réaliser. La seule chose que j’aie pu faire a été de déclarer aux Karachins que, s’il venait à terre des objets de la goëlette, ils pourraient se regarder comme légitimes possesseurs de l’eau-de-vie, de la poudre, du plomb, des effets, et de tous les débris du navire ; mais que s’ils recueillaient un coffre renfermant des objets dont ils ne comprendraient pas l’usage, ils devraient l’envoyer au chef d’Obdorsk, ce coffre étant la propriété du tzar. Ils m’ont promis de se conformer à mon désir. Les Karachins sont des hommes loyaux et bons, je ne doute pas qu’ils ne tiennent parole. Pendant la durée de mon voyage, j’ai recueilli beaucoup de renseignements sur les mœurs et les coutumes de ces populations, bien moins corrompues que les Samoyèdes, du gouvernement d’Archangel, parce qu’elles n’ont pas encore de rapports avec nos marchands, qui apportent chez ces peuplades la civilisation européenne sous la forme de l’eau-de-vie. Vraisemblablement, avant de longues années, la richesse des Karachins, c’est-à-dire leurs troupeaux de rennes, aura passé dans les mains des Russes, comme les troupeaux des indigènes du district de Mézène sont déjà dans celles des gens d’Yma.

Traduit par H. de la Planche.