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moyens pour traverser. L’obscurité était venue. Rester ruisselants d’eau comme nous l’étions, c’était la mort ; il fallait plutôt tout risquer. J’ordonnai donc à mes hommes de gagner la terre, comme ils le pourraient, allant autant que possible deux ou trois ensemble pour retirer de l’eau celui qui viendrait à y tomber. Nous nous séparâmes. Notre devise en ce moment fut « chacun pour soi, Dieu pour tous. »

Le maître d’équipage Pankrator et deux matelots gagnèrent les premiers la terre, et leur hourra éclatant retentit dans la nuit, répété par les échos des montagnes. À huit heures, nous étions réunis sur la côte, mouillés, affamés, sans rien pour faire du feu, mais déjà réchauffés par la certitude que nous n’avions plus à craindre d’être emportés au large. Nous couchâmes serrés les uns contre les autres sur une petite hauteur, la plaine étant couverte de neige. Un fort vent d’ouest et le froid ne nous permirent pas de clore l’œil, malgré la fatigue. Au jour, quand nous nous levâmes, les pierres qui nous avaient portés n’étaient pas plus glacées que nos corps. Aussitôt qu’il fit un peu clair, chacun se mit à chercher du bois ; on parvint à ramasser quelques buissons rabougris qui prirent feu avec difficulté, et je fis du café dans la théière : le café brûlant, quoique sans sucre, nous ranima un peu.

Le jour était venu. M. Maticen prit la longue-vue et examina l’horizon ; tout à coup il tressaillit et s’écria : « Des tentes en vue ! »

Je saisis la lunette, et vis en effet à quatre ou cinq verstes de notre campement les sommets de deux tentes. À l’instant même, j’envoyai quatre hommes et le maître Pankrator, armés de carabines, de piques et de revolvers, avec ordre d’entrer en communication avec ces gens par tous les moyens possibles. Heureusement, nos envoyés purent se dissimuler dans la vallée la plus grande partie du chemin, si bien qu’ils ne furent aperçus des tentes qu’au moment où ils escaladèrent la hauteur. Dès que les Karachins les virent approcher, ils coururent de tous côtés pour réunir leurs rennes et fuir avec eux ; mais on ne leur en donna pas le temps. Pankrator et les siens se mirent à courir malgré leur faiblesse et purent les rejoindre à temps. Par signe, il leur ordonna d’atteler trois traîneaux et d’aller à la mer à notre rencontre, ce qui fut exécuté immédiatement avec beaucoup de bonne volonté. Ces traîneaux nous rencontrèrent à mi-chemin, et je puis vous avouer que jamais je n’ai fait sur un véhicule de ce genre course qui me fût plus agréable.

L’équipage découvre un campement de Karachins.

Ce fut une chance très-heureuse pour nous d’avoir atterri comme nous l’avions fait. Quoiqu’il y eût quelques autres tentes sur cette côte, comme nous l’apprîmes plus tard, elles étaient peu nombreuses et plus avancées dans l’intérieur ; nous aurions eu peut-être encore dix ou quinze jours de marche avant de trouver une habitation, car j’avais l’intention de suivre le bord de la mer, et dans cet intervalle il est probable que plus de la moitié de mes hommes eussent péri.

Pour tous, il était grand temps, sinon de trouver un abri, du moins d’avoir une nourriture plus substantielle. Un des Karachins fut dépêché à la recherche d’un interprète, qui arriva quatre heures plus tard. Par lui, j’appris que notre hôte était un très-riche habitant de ces contrées, et que, ce qui était plus important pour nous, c’était un homme très-loyal et très-bon ; son nom était Setch-Sirdetto ; il possédait trois femmes, sept mille rennes et six tentes. Il se montra tout disposé à nous conduire à la ville la plus voisine, c’est-à-dire à Obdorsk, qui était, d’après lui, à mille verstes du lieu où nous nous trouvions, et à l’instant même il commença à préparer les traîneaux et les provisions qui nous étaient nécessaires pour ce long voyage. Dès notre arrivée, les Karachins nous prodiguèrent leurs mets les plus délicats,