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pit, et nous sauvâmes avec peine quatre de nos hommes couchés dessus. M. de Budberg était de ce nombre ; la lame devint très-forte et arriva jusqu’à nous ; nous ne pouvions nous en garantir.

Le 13 septembre, à sept heures du matin, notre glace se brisa en deux avec un fracas semblable au bruit du canon ; la mer balayait le morceau sur lequel nous étions restés. M. Maticen, dont la santé déclinait toujours, me transmit ses dernières volontés et me chargea d’adieux pour ses parents. J’essayais de relever le courage de mes hommes par des récits de naufrages où les matelots s’étaient sauvés dans des positions aussi désespérées que la nôtre ; mais mes efforts furent infructueux.

Le temps s’adoucit, la température était à peu près de un degré.

À six heures du matin, une neige épaisse avait commencé à tomber ; elle se changea en pluie vers neuf heures. Nous étions trempés jusqu’aux os et nous avions grand-peine à nous réchauffer : une heure de gelée comme la veille aurait mis fin à toutes nos souffrances.

À midi, le vent et la mer tombèrent complétement ; une légère brise du sud-sud-ouest s’éleva et nous pûmes espérer que notre glaçon résisterait. Le temps devint superbe, même chaud ; nous nous mîmes à faire sécher nos vêtements ; la brise fraîchit, et nos cœurs s’ouvrirent encore une fois à l’espérance en voyant que nous étions portés avec rapidité vers la côte. Nous l’aperçûmes promptement ; nous vîmes aussi revenir du large les masses de glaces au milieu desquelles nous nous trouvions quelques jours auparavant ; elles s’avançaient plus vite que la nôtre et nous eurent bientôt entourés.

Le coucher du soleil fut magnifique ; à huit heures, un immense champ de glace arriva droit sur nous ; nous nous préparâmes à y passer au moment où il heurterait notre glaçon. Nous accomplîmes heureusement ce mouvement, et un quart d’heure plus tard nous avions trouvé un excellent gîte. Dans ce court trajet, M. Budberg et le commis Larionov se perdirent dans l’obscurité ; nous eûmes quelque peine à les retrouver. La profondeur diminuait sensiblement ; à neuf heures elle était de douze brasses : toutes nos espérances se ranimèrent.

La nuit du 14 septembre fut extrêmement froide ; nous avions heureusement réussi dans la journée à sécher nos vêtements. Le temps s’annonçait magnifique ; la côte était voisine ; on trouva dix brasses de profondeur ; le vent soufflait droit du sud et la ligne de sonde indiqua que nous étions portés vers l’est-nord-est. M. Maticen se trouva un peu mieux ; le beau temps dura tout le jour et la température s’éleva. Notre îlot dérivait lentement vers la côte ; mais nous ne pouvions pas encore tenter de passer sur l’immense champ de glace qui semblait aller jusqu’au rivage. Vers le soir, le vent fraîchit, passa au sud-est, et nous fûmes entraînés au nord-ouest. L’espérance rentrait à peine dans nos cœurs qu’elle était déçue ! Le désespoir s’empara de nous. Plusieurs n’avaient déjà plus de biscuit. Les hommes se mirent à bâtir de petites huttes qu’ils appelaient leur tombeau.

Le 15 septembre, de trois à neuf heures du matin, il tomba une pluie violente mêlée de neige fondue ; nous fûmes encore horriblement mouillés. La côte disparut. Vers dix heures, le temps s’éclaircit ; nous fîmes sécher un peu nos effets. Un renard passa sur une glace, à cinquante pas de nous ; je lui envoyai une balle qui ne l’atteignit pas. Nos chiens étaient devenus si maigres qu’ils n’avaient que la peau et les os ; mon épagneul ne marchait plus en travers du vent sans une dérive considérable.

Le même jour, le maître d’hôtel Paul Larionov se rendit coupable de vol ; il déroba du biscuit et fut pris en flagrant délit. Je lui pardonnai pour cette fois. À la grande joie de tout le monde, M. Maticen se trouva beaucoup mieux, et se déclara prêt à se mettre en route.

Dimanche 16 septembre, les vents de l’ouest-sud-ouest ; du haut des glaces les plus élevées on ne voyait aucune clairière dans la direction de la côte. Quoique ni les uns ni les autres nous ne crussions plus guère à la possibilité de l’atteindre, après les déceptions que nous avions éprouvées, nous nous mîmes cependant en route à six heures du matin. La pluie tombait à torrents. Pendant les deux premières heures, le chemin fut extrêmement dangereux au milieu des débris qui fuyaient sous nos pieds ; enfin, à huit heures, nous arrivâmes à la glace ferme et l’on aperçut la terre à quinze ou dix-huit verstes : l’espoir revint. Sans perdre un instant, nous marchâmes très-vite jusqu’à onze heures et demie ; nous fîmes alors une halte ; la côte ne paraissait pas à plus de huit ou neuf verstes, mais la moitié de l’équipage était si épuisée, que je fus forcé d’accorder une demi-heure de repos.

M. Budberg ne pouvait plus ouvrir la bouche et tombait même en chemin plat.

Pour nous donner des forces, on mangea double ration de biscuit. Quelques hommes s’étaient blessé les jambes en tombant et se traînaient avec peine. Jusqu’à cinq heures, nous marchâmes sans détourner la tête, ne rencontrant aucune clairière. Vers deux heures, je fus moi-même très-fatigué ; j’avais peine à mettre un pied devant l’autre : la poitrine et les épaules me faisaient un mal affreux ; mais cette faiblesse ne dura pas : à six heures je marchais aussi vite et aussi légèrement qu’auparavant. La dernière verste fut extrêmement rude ; la côte ne se donna pas à nous sans une terrible lutte, et je ne sais si nous l’eussions jamais atteinte sans le matelot Ponova. Il allait en avant dans les derniers temps, et j’admirais son intrépidité et l’entrain avec lequel il surmontait tous les obstacles ; les autres regardaient la terre et la glace avec une égale indifférence et suivaient machinalement ; ils n’avaient qu’une pensée : s’asseoir et se reposer.

Pour arriver jusqu’à terre, il y avait à traverser une étendue d’eau semée de grosses glaces échouées çà et là sur les bancs ; nous allâmes de l’une à l’autre sur de petits glaçons.

À sept heures, nous n’étions plus qu’a cinquante brasses du rivage, mais nous ne trouvions plus de