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salut était de gagner la terre au plus vite, et chacun serrant les dents marchait en silence. Vers le soir nous rencontrâmes une crevasse d’eau libre que nous longeâmes longtemps sans trouver un lieu favorable pour la traverser : à la fin, la nuit arrivant, nous campâmes au pied d’une montagne de glace.

Le baron Budberg, l’un des volontaires que j’avais chargé du thermomètre, tomba dans une crevasse, et l’instrument fut brisé dans sa chute. Quand nous quittâmes nos sacs, nous ressentîmes tous une vive douleur dans les épaules ; quelques-uns ne pouvaient plus remuer les bras. Tour à tour chacun fit la faction pendant une demi heure ; des carabines chargées étaient prêtes en cas d’attaque des ours blancs. Nous dormions bien dans nos malitza ; seulement la chaleur du corps fit fondre la glace ; et nous nous réveillâmes dans des mares d’eau.

Le matin du 10, au moment où nous mangions le morceau de biscuit qui nous servait de déjeuner, nous eûmes une grande joie : Sitnikov, le forgeron, nous rejoignait ; il avait marché toute la nuit en suivant nos traces, ce qui dans l’obscurité n’avait pas dû être toujours facile. C’est un exemple frappant de ce que peut accomplir le sentiment de conservation qui est en nous.

À six heures et demie nous nous mîmes en route. Il fallait d’abord traverser la crevasse qui nous avait arrêtés la veille ; nous trouvâmes un endroit plus resserré où, à l’aide d’un petit glaçon et de la ligne de sonde, nous pûmes installer un va-et-vient ; le passage dura environ une heure ; le glaçon portait deux hommes à la fois. Nous reprîmes aussitôt après notre course à l’est, bien persuadés que nous n’avions plus d’autre clairière à traverser.

À midi, nous rencontrâmes des traces fraîches d’ours blancs se dirigeant vers une haute montagne de glace, de laquelle nous ne passâmes pas à plus d’une demi-verste ; mais personne n’était en humeur de chasser. La fatigue devint insupportable ; beaucoup commencèrent à laisser sur la route tout ce qu’ils ne jugèrent pas indispensable : leurs cabans, des chemises de laine ; plusieurs même jetèrent du biscuit. À chaque halte nous laissions des témoignages de notre séjour : des chemises des bottes ; il y en avait même qui se débarrassaient de leurs petites pipes, se figurant, après chaque sacrifice, qu’ils marchaient bien plus aisément. Le maître d’hôtel, Lurionov, jeta presque tout son biscuit, tant il était déjà harassé de fatigue ; quant à moi, je marchais encore facilement, et la seule chose que je laissai en route fut ma chevelure, devenue trop longue ; elle gelait et m’empêchait de voir devant moi en me tombant sur les yeux. Plus nous avancions et plus nous rencontrions d’espaces libres. Quand la clairière était assez étroite, nous la traversions avec un va-et-vient, comme j’ai raconté plus haut. Quand elle était trop large, nous choisissions une glace détachée assez épaisse pour nous porter tous, et nous la poussions vers le bord opposé de toutes nos forces ; alors ramant avec nos piques et les crosses de nos fusils, mettant au vent nos pelisses étendues, nous traversions lentement, puis nous reprenions notre route. Vers le soir M. Maticen eut un violent mal d’estomac et des vomissements.

Les mêmes symptômes se montrèrent chez le docteur Licheo ; tout le monde se traînait avec la plus grande difficulté. À sept heures trois quarts, je trouvai un lieu favorable pour passer la nuit. Écrasés de fatigue, nous nous jetâmes tous étendus sur la glace, et nous restâmes pendant quelque temps dans cette position, sans dire un mot.

La profondeur décroissait très-lentement ; le 10, au soir, elle était de quatorze brasses. Quelqu’un prétendit avoir aperçu la côte ; mais l’obscurité tombait et l’on ne distingua rien avec la longue-vue. Chacun s’enveloppa dans sa malitza, où il dormit mieux qu’aucune belle sur un lit d’édredon ; les fonctionnaires se relevèrent toutes les demi-heures. Ce jour-là, nous avions marché treize heures un quart, nous reposant de temps en temps dix minutes pour respirer.

Nous fûmes sur pied au point du jour ; le 11, comme la veille, nous nous étions recueillis dans l’eau. J’escaladai aussitôt la montagne de glace au pied de laquelle nous avions campé ; je vis la terre dans l’est-nord-est. La vue de la côte électrisa l’équipage, et l’espoir de se sauver, qui commençait à l’abandonner la veille, revint plus ardent. Quant à moi, j’avais vu l’eau de tous côtés et je ne savais pas comment nous pourrions la traverser sans embarcation.

Avec quelle rapidité les hommes mirent leurs sacs sur le dos ! quels airs triomphants ! comme ils allaient en avant, ne me donnant même pas le temps de prendre mon poste !

« Votre Honneur, maintenant qu’on voit la côte nous pouvons marcher, nous ne sommes plus fatigués. »

Mais, hélas ! au bout d’une heure nous rencontrâmes l’eau, et quand nous l’eûmes traversée, nous vîmes devant nous une grande étendue de glace brisée qui paraissait infranchissable : en même temps, on distinguait très-bien le sable rouge des falaises de la côte. Que faire ? Je m’élançai en avant, rompant ici, sautant là, passant de glaçon en glaçon à l’aide de ma pique ; l’équipage me suivait. Dieu eut pitié de nous. Au bout d’une heure et demie, nous atteignîmes de nouveau la glace ferme. M. Budberg fut le plus éprouvé dans cette traversée ; n’ayant pas le pied marin, il glissa plusieurs fois, et se fût noyé s’il n’eût été rattrapé par les hommes. Nous fîmes ce jour-là tout ce qu’il nous fut possible pour atteindre la côte ; mais nous rencontrions l’eau à chaque instant, et parfois les clairières avaient plus de cent cinquante brasses de largeur. Nous les franchissions tantôt avec la ligne de sonde ; tantôt serrés tous ensemble sur une glace nous étendions au vent nos malitza déployées et nous allions à la volonté de Dieu.

Après le dîner, vers quatre heures, nous nous trouvions au milieu d’une large clairière, quand subitement, à quelques pas de notre île flottante, six morses parurent sur l’eau se dirigeant droit sur nous. Je lançai un coup de pique, mais sans succès, au plus voisin ; les autres s’arrêtèrent, examinant le résultat de l’attaque de leur