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soin de notre subsistance, je distribuai quatre carabines, un fusil à deux coups, trois revolvers, deux pistolets, de la poudre, des balles et du plomb. Je fus obligé d’abandonner les deux chronomètres qui m’avaient été envoyés de Saint-Pétersbourg. C’eût été un lourd fardeau pour ceux que j’en eusse chargés, et je prévoyais qu’ils tomberaient à l’eau, ou seraient brisés dans les chutes inévitables sur la route que nous suivions ; d’un autre côté, j’espérais pouvoir revenir avec des traîneaux pour les sauver ainsi que les autres instruments, si nous avions eu le bonheur d’atterrir près d’un lieu habité. Avant de quitter la chaloupe, nous mangeâmes copieusement pour la dernière fois, et je permis à chacun des hommes de boire un verre de rhum blanc.

À dix heures un quart, après avoir de nouveau prié Dieu, nous nous remîmes en route. On n’apercevait déjà plus que la mâture de la goëlette.

Le temps était assez clair, le thermomètre marquait 5° Réaumur. Malgré qu’il fût très-pénible d’escalader les escarpements et de franchir les crevasses, nous avancions assez rapidement vers l’est. Je marchais en avant le compas à la main ; cherchant de l’œil la route la plus facile, et sondant avec ma pique les obstacles cachés. Au bout d’une heure l’équipage était dispersé sur une étendue de plus de deux verstes ; les derniers se traînaient avec peine ; je m’arrêtai pour un moment au pied d’une montagne de glace. Quand les derniers traînards furent arrivés au lieu de la halte, ils racontèrent que le forgeron, nommé Sitnikov, s’était arrêté en route, et qu’il n’avait pu suivre parce qu’il était ivre. Il y avait déjà longtemps qu’on l’avait perdu de vue. Je fis sur-le-champ appel à des hommes de bonne volonté pour sauver leur camarade ; mais le silence général me prouva que chacun pensait beaucoup plus à conserver ses forces, pour les fatigues qu’on allait endurer, qu’au salut du malheureux. Alors jetant mon sac de côté, j’ordonnai au maître d’équipage, Pankratov, d’en faire autant, et armés de piques et de carabines, nous partîmes à la recherche de l’absent. Après avoir parcouru environ trois verstes, nous trouvâmes Sitnikov qui dormait. Je l’éveillai et lui dis de me suivre, mais il était complétement démoralisé. Au moment de quitter la chaloupe, il avait bu en cachette trois verres de rhum et s’était enivré. Pour tâcher de lui faire reprendre ses sens, je le secouai violemment, mais il ne put se lever. Il pleurait, et me dit : « Votre Honneur, laissez-moi ; il est écrit que je dois mourir en ce lieu. » Je vis qu’il fallait qu’il dormît encore ; pour le dégriser plus tôt, je lui enlevai sa malitza, que je jetai loin de là, et le laissai avec sa seule chemise, lui faisant promettre d’essayer de nous rejoindre dès qu’il se réveillerait ; je le quittai bien persuadé que je l’avais vu pour la dernière fois. Aussitôt que j’eus rejoint l’équipage, je repris mon sac et nous partîmes. Les hommes marchaient en silence ; il était visible que la perte de leur camarade les affectait vivement. De temps à autre, l’un d’entre eux s’approchait de moi et disait : « Votre Honneur, dites la vérité : Sitnikov est mort à présent ? »

Le forgeron Sitnikov refuse de marcher.

Le vent devint plus vif, et la neige commença à tomber.

Vers deux heures je fus arrêté brusquement par un nouvel incident ; le matelot Resanov, qui se trouvait près de moi, jeta son sac et s’élança au secours du nommé Gregori Vichniakov, qui, tombé dans une mare d’eau douce, allait se noyer s’il n’eût été rattrapé. Quand nous arrivâmes au lieu de la halte, le malheureux tremblait tellement qu’il ne put enlever ses vêtements mouillés. Nous fûmes obligés de l’habiller avec nos propres effets, et ce ne fut que le soir seulement qu’il parvint à se réchauffer. L’anéroïde, tombé à l’eau avec lui, fut perdu.

L’équipage, peu habitué à marcher, trouvait la route très-rude avec un poids pareil sur les épaules. Quelques-uns eurent des vomissements ; mais l’unique moyen de