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nachés, des dromadaires qui portent fièrement leur selle si petite et leurs grandes housses frangées et éclatantes des plus vives couleurs. Il n’est pas jusqu’à la monture nationale, en Égypte, les ânes, qui ne figurent dans cette démonstration et qui n’offrent aux voyageurs leur robuste et patiente échine. Sommes-nous donc arrivés au lac Timsah ?

Nos yeux cherchent en vain la trace de cette vaste dépression de terrain ; ils n’aperçoivent que des dunes entrecoupées de vallées sablonneuses, où les chaussures vernies des agents de la Compagnie font l’effet d’un anachronisme. Attendons et suivons nos guides. Nous débarquons. La cavalcade se forme ; les dromadaires ploient les genoux en grondant, selon leur invariable habitude ; les sportsmen que nous comptons parmi nous sont les premiers à faire l’essai de cette nouvelle monture. On se partage les chevaux ; et en avant ! M. de Lesseps et M. Bulwer sont en tête, deux brillants cavaliers que nous perdons bientôt de vue : chacun les suit de son mieux, en pressant sa monture. Toute la caravane se précipite. Les dromadaires, allongeant le pas, prennent un trot qui éprouve les cavaliers novices ; les chevaux, pour les précéder, s’élancent au galop. Ils s’animent tous à la course ; le mouvement, le bruit, la foule les excitent ; ils piquent droit devant eux, tête baissée, et détalent à toutes jambes. Rendez la main, si vous ne voulez pas être renversé, car la folie du désert les pousse ; ils dévorent l’espace. Heureusement le terrain n’offre pas d’obstacles.

Éblouis un moment par ce tourbillon, nous marchons paisiblement sur ses traces, en compagnie de l’ingénieur divisionnaire, avec une curiosité facile à comprendre. Cette curiosité ne tarde pas à être satisfaite. Au sommet de la dune où nous venons d’arriver, nous voyons se développer un canal large de vingt-cinq mètres, les talus réguliers descendant à cinq mètres de profondeur, et cette belle tranchée, encore sans eau, se développe à perte de vue. Suivons-en le bord, et nous verrons à l’œuvre les compagnies de terrassiers indigènes.

Canal de Néeos, ancien canal (voy. le panorama, page 4).

Ils sont au nombre de douze mille, échelonnés sur une ligne de quelques kilomètres ; les uns manient la pioche au pied du talus, dans le lit du futur canal ; la terre qu’ils enlèvent est chargée dans des paniers en jonc qu’on appelle couffes (voy. p. 13). Ces paniers passent de main en main jusqu’au sommet du talus. Ce système primitif donne des résultats qui surprendraient davantage encore, si l’on ne réfléchissait pas qu’on est sur le terrain classique des travaux exécutés à bras d’homme. La tranchée s’ouvre en quelque sorte à vue d’œil ; elle court vers le sud. À voir l’ardeur des ouvriers, l’ordre du travail, la simplicité des moyens, la discipline et l’entrain des chefs subalternes, le calme et la sécurité des supérieurs, on pressent les progrès rapides et l’achèvement prochain de l’entreprise.

La nuit est venue. Nous reprenons nos places dans les embarcations ; les attelages qui nous remorquent hâtent le pas. Encore quelques efforts et nous atteindrons les bords de ce lac Timsah où la Compagnie a fondé une ville nommée Ismaïlia, eu l’honneur d’Ismaïl-pacha, et qui reçoit déjà les eaux salées qu’apporte le canal maritime.

Pendant le reste de la route, chacun exprime les sentiments qu’il a éprouvés à la vue de cette armée d’ouvriers que la Compagnie applique à ses travaux. Jamais l’image d’unefourmilière n’a pu être plus justement employée que pour définir cette multitude d’hommes qui montent ou descendent les talus, qui s’agitent avec ordre et qui couvrent le terrain de têtes nombreuses comme les épis dans un champ de maïs. C’est un spectacle nouveau, mais intéressant ; singulier, mais instructif. On ne peut oublier que cette foule n’obéit ici qu’à l’ascendant moral de quelques Européens. En admettant même que sa présence et son concours sur la ligne des travaux ne soient pas volontaires, du moins peut-on dire avec une