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avec le cœur malade, l’estomac vide et les oreilles saignantes. Je passai la plus grande partie de la nuit sur le pont, et j’eus tout le loisir de m’y livrer à cette sorte de gymnastique qui consiste à combiner ses mouvements avec ceux du bâtiment, de manière à n’être pas entraîné du côté où il penche. Lorsque cet exercice se fait d’instinct, ce qui arrive après quelques traversées, on peut se glorifier d’avoir ce qu’on appelle à bord le pied marin.

Voilà bien des petites misères. Comme on les oublie vite lorsqu’on voit le soleil se lever resplendissant ! Nous avions à peine quitté le port, et notre gouvernail, orienté au Levant, était encore bien loin de ces rivages où les flots sont tièdes, le ciel pur et la lumière éblouissante. Mais déjà nous en sentions l’influence. La mer ne tarde pas beaucoup à se calmer lorsque le vent a cessé de la troubler. Il semble que l’agitation soit contraire au tempérament de Neptune. C’est un dieu paisible et de bon caractère tant que les vents ne suscitent pas sa colère.

Donc le navire file rapidement. Les voiles sont tendues tour à tour. D’abord les triangulaires à l’avant et à l’arrière, puis les voiles intermédiaires, puis la grande voile elle-même qui offre au vent favorable sa large surface ballonnée. Attention ! Voici les matelots qui vont jeter le loch. L’un porte le sablier, d’autres tiennent la corde à nœuds, enroulée autour d’un pivot mobile. Un contre-maître s’apprête à lancer la planchette triangulaire. Il fait trois appels : une, deux, trois. Sur ce dernier mot le loch vole par-dessus le bord, la corde se déroule avec rapidité : Stop ! s’écrie l’homme au sablier. Tous les bras sont tendus, les nœuds sont comptés. Il y en a douze. C’est une marche exceptionnelle. Le commandant, un lieutenant de la marine impériale, un excellent marin, vient vers nous en se frottant les mains :

« Nous allons avoir beau temps, dit-il, très-beau temps. »

Ces paroles rassurantes et la cloche du déjeuner nous remplissent de joie. La salle à manger est encombrée. Quarante couverts rangés sur une longue table offrent un spectacle imposant. Spectacle plus merveilleux encore ! Toutes les places sont occupées. On ne voit que visages joyeux. Les dents sont aiguisées par le jeûne du jour précédent. L’air de la mer, quand elle est calme, est un tonique puissant.

L’heure de la promenade est venue. Les cigares sortent de leurs étuis, non sans hésitation, car l’estomac conserve encore quelques inquiétudes, mais l’aspect de la mer et du ciel rassure bientôt les plus timides. On monte sur la dunette. Quel contraste ! Le soleil dans toute sa force semble vouloir sonder les profondeurs de la mer ; ses rayons y pénètrent et donnent à l’humide élément l’aspect du bronze en fusion. Le navire fait bonne route, mais on le croirait immobile si ce n’était le ruban d’écume que soulève l’hélice dans ses évolutions et qui se perd à l’horizon.

Donc on arpente la dunette sans se lasser du magique spectacle qu’offrent la mer et le ciel.

Sur le pont règne une activité ordonnée et joyeuse. L’équipage enroule les cordages, nettoie les cuivres, lave le tillac, étend sur les embarcations une couche de peinture. Tout à coup la cloche sonne. Elle appelle les matelots de quart. Ce tintement familier vous transporte par la pensée bien loin du navire. À travers la fumée de votre cigare vous voyez le clocher et le toit de l’église ; les maisons du village ; la rivière qui le traverse et son pont d’une seule arche ; et le rideau de saules et les longues prairies qui alternent avec les champs de blé.

Voici les îles Éoliennes : rochers abrupts, pics qui s’élèvent du fond de la mer et près desquels les plus profondes quilles de navires peuvent fendre l’eau sans danger.

Nous voguions entre ces écueils et nous invoquons Éole, le dieu des vents, pour qu’il maintienne ses sujets dans leurs cavernes. Puisse-t-il nous épargner ce terrible coup de lance qui leur donne une issue et les déchaîne sur la mer ! Voici l’île de Vulcain où la blonde Vénus vint prendre l’armure forgée pour son fils, le pieux Énée. Voici l’antre où descendit la fière Junon, lorsqu’elle promit au dieu des vents de lui donner la nymphe Deïopée s’il voulait disperser la flotte troyenne et l’empêcher d’aborder aux rives du Latium. Fuyons ces écueils. Ce sont ceux qu’habitaient les Sirènes, filles du fleuve Achéloüs et de la muse Calliope.

Il est nuit, le ciel semble couvert, et pourtant on voit dans le lointain scintiller une étoile brillante. Plus nous avançons, mieux elle se dessine. Elle paraît descendre vers l’extrémité de l’horizon. Nous distinguons bientôt ses reflets rougeâtres. C’est une étoile terrestre.

« Quelle est cette lumière ? demande un passager au matelot qui veille à la proue.

— Cette lumière, répond le marin avec une nuance imperceptible de dédain, c’est le phare de Messine ! »

Nous sommes donc arrivés sur la côte de Sicile. Une ligne sombre s’étend à notre droite. C’est la terre. Nous avançons encore. Les lumières apparaissent les unes après les autres, indiquant et les courbes du rivage et l’emplacemment des maisons. Bientôt elles se rapprochent, elles se multiplient, elles percent en mille endroits les voiles de la nuit. Nous touchons à la ville, nous entrons dans le port.

Vue du pont du navire qui stationne au milieu du port, Messine est pittoresque. L’amphithéâtre naturel qui l’entoure a des gradins où croissent l’olivier et le figuier de Barbarie. Quelques maisons éparses escaladent les flancs du rocher qui est dominé par une citadelle.

Nous regardons avec intérêt ces rivages témoins du combat de Milazzo, le dernier qu’aient livré les troupes de François II en Sicile. L’entrée de Garibaldi à Messine fut la dernière étape des volontaires débarqués à Marsala. Cette marche à travers un pays étonné, mais non soulevé, sauf à Palerme, restera comme un des plus curieux épisodes de l’histoire contemporaine. C’est de Messine que sont parties les bandes de « chemises rouges, » jetées à la fois et disséminées sur une grande partie du littoral calabrais. Reggio que nous apercevons en terre ferme à notre gauche fut prise en un tour de main. Dans la même journée le télégraphe portait à l’administration napolitaine effarée la nou-