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VOYAGE DANS LE SAHARA ALGÉRIEN,

DE GÉRYVILLE À OUARGLA.


PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIII (Suite.)

Quelques indigènes font du vin de palmier. Le procédé consiste à enlever, au sommet d’un palmier mâle, le chou, c’est-à-dire le cœur qui tend à faire grandir l’arbre. On opère une véritable décapitation. Tout autour de la section horizontale ainsi obtenue, on fait, avec de la glaise, un bourrelet ayant une gouttière par où la séve qui arrive sous forme liquide est déversée dans un vase suspendu à côté. Un palmier peut donner ainsi, chaque jour, plusieurs litres de vin. Au moment où cette liqueur est recueillie, elle est blanchâtre et ressemble à du lait étendu d’eau ; le goût est analogue à celui de l’orgeat. Quelques heures suffisent, quand il fait chaud, pour amener la fermentation, et donner alors un liquide aigrelet possédant de grandes qualités alcooliques et produisant l’ivresse. Les indigènes fabriquent aussi du miel de dattes ; le procédé consiste à placer des dattes fraîches et molles dans un panier, d’où découle naturellement une liqueur visqueuse qui à tout à fait l’apparence et le goût du miel des abeilles.

Les hommes seuls sont admis au travail des palmiers et des jardins. Les femmes sont chargées des soins intérieurs et du tissage des étoffes. Les caravanes qui viennent acheter les dattes emportent peu d’argent monnayé, mais des denrées d’échange, céréales et laines ; ces laines sont ouvragées par les femmes, qui non-seulement fournissent ainsi aux vêtements de la famille, mais produisent encore des vêtements pour la vente, que les caravanistes achètent et exportent. Le M’zab commerce aussi sur ces tissus, qui consistent en burnous, habayas, charchias, haïks. Quelques Mozabites sont tanneurs et apprêtent les peaux de mouton que leur vendent les nomades ; ils fabriquent aussi des sandales, des dessus de selle, des cartouchières, des bottes arabes, des souliers, etc. En résumé, les occupations de la majorité des habitants consistent en travaux de culture qui sont peu de chose et laissent de grands loisirs à une population que le climat dispose déjà à la paresse. Aussi le farniente est-il l’état normal de la cité, surtout pendant l’été et pendant le rhamadan. À l’époque de notre voyage, commençait la floraison des dattiers ; le seul travail agricole consistait dans l’arrosage, c’est-à-dire la distribution de l’eau des rigoles intarissables et la fécondation artificielle des arbres. Le repos le plus absolu semblait planer sur l’oasis. Pendant le jour, les couloirs sinueux de chacune des portes de la ville, couloirs pleins de recoins munis de larges bancs de pierre, étaient garnis d’oisifs et de dormeurs, qui venaient chercher là une obscurité précieuse et un faible courant d’air. Dans les fourrés des jardins, à l’ombre des koubbas, sur les revers des dunes abritées du soleil, nègres et aratins faisaient une sieste continuelle, oubliant ainsi les tiraillements du jeûne ; les femmes dormaient dans les maisons, dont toutes les portes restaient closes pendant la chaleur.

Dans notre camp, l’immobilité était presque complète ; on y respirait le sommeil. Tout notre monde ne se réveillait qu’à la tombée du soleil. En ce moment les feux s’allumaient et les impatiences commençaient ; chacun attendait le signal du muezzin de la colonne, dont l’appel à la prière du soir, prière du maghreb, indiquait la fin du jeûne de la journée. À sa voix, les affamés, les altérés, les fumeurs se hâtaient de prendre qui sa gorgée, qui sa bouffée, comme premier acte de la liberté de satisfaire ses appétits. Les hommes graves et jaloux de leur dignité reportaient leur pensée vers le Dieu de l’islam, et avant de rompre le jeûne s’inclinaient avec une fière ostentation pour la prière. Après le premier repas du soir, nous arrivaient de nombreux visiteurs d’Ouargla ; les groupes de fumeurs se formaient en divers points ; les joueurs de flûte attiraient les chanteurs, et bien souvent les danses s’organisaient ; les Vestris de renom étaient recherchés, on les accueillait avec enthousiasme, on les poussait au centre des groupes en leur mettant un sabre à la main, et pendant qu’ils trépignaient un pas à la fois guerrier et lascif, on les excitait en chantant et battant des mains en cadence. La nuit se passait ainsi en jeux, en fêtes et en visites. À Ouargla et dans les oasis de l’Afrique centrale, l’habitude de faire de la nuit le jour, et inversement, n’est point seulement particulière à l’époque du rhamadan, mais à toute la saison de l’été. Pendant les grosses chaleurs, tout dort le jour, et ce n’est que le soir que le mouvement se fait. On va courir alors les jardins pour voir l’arrosage et humer le frais ; les femmes sont de la partie, les groupes voisins se rejoignent et des cris joyeux volent dans les airs de tous côtés. Les ris et les danses se prolongent assez avant dans la nuit ; puis tout ce monde se dispose à aller dormir au frais, les riches et leurs femmes sur leurs terrasses, les nègres et aratins sur le sable dans les jardins, à portée de leurs travaux. Le calme règne alors jusqu’à l’appel matinal du muezzin : les hommes profitent de la fraîcheur matinale pour vaquer à leurs affaires, pendant que les femmes ont repris leurs

  1. Suite et fin. — Voy. pages 161 et 177.