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corde fixe qui leur sert à se haler, soit pour descendre, soit pour monter ; ils n’emploient point de lest pour descendre plus vite, ils se laissent couler le long de la corde.

Avant de plonger, le kertassa s’assure que le couffin qu’il va remplir est bien au fond et placé à sa convenance ; il vérifie que la corde de ce panier n’est point entortillée dans celle qui sert à son voyage. Ces vérifications faites, il entre brusquement dans l’eau, se frotte vigoureusement la tête, appuie, sur la cire qui bouche hermétiquement ses oreilles, et reste ensuite immobile pour attendre que l’oppression produite par la fraîcheur du bain ait totalement disparu. Il prie avec ferveur et à voix basse. Le plus grand silence règne autour de lui. Ce gouffre, où va s’engloutir un être plein de vie et de courage, rendra-t-il où gardera-t-il sa proie ?

Le moment approche, le plongeur a essayé ses poumons par de longues aspirations ; on le voit jeter un dernier regard vers le ciel, on entend le nom d’Allah ! comme suprême invocation, et il se laisse couler.

Chacun suit alors avec anxiété ses mouvements au moyen des deux cordes qui vont au fond du puits ; on juge de l’instant où il est arrivé, il travaille, il a rempli le couffin, il remonte… Il y a déjà trois minutes et quelques secondes ; enfin il apparaît, on le saisit à moitié asphyxié et étourdi, on le soutient dans l’eau afin qu’il respire quelques instants, puis on le retire en le complimentant. Le couffin plein de sable est enlevé, et invariablement on félicite celui qui l’a si bien rempli. Pendant ce temps, il va réchauffer ses membres et ses poumons auprès d’un bon feu, et attendre que son tour revienne.

Nous avons suivi avec le plus vif intérêt le travail exécuté ainsi par diverses brigades de kertassa. Nous avons remarqué que les jeunes de chaque brigade sont forts et vigoureux, mais les vieux sont des squelettes. Comme dans tout, l’habitude forme les plus habiles, et les vieillards sont ceux qui restent le plus longtemps sous l’eau et semblent le moins souffrir de cet asphyxiant voyage aquatique. Les plus jeunes descendent et remontent plus vite ; ils sont plus forts, mais leurs mouvements hâtifs les essoufflent plus vite. Il nous est arrivé plusieurs fois de les voir revenir à la surface le visage pâle, malgré leur couleur de café brûlé, le sang sortant de leurs oreilles, du nez et de la bouche ; les vieux les grondaient alors et leur reprochaient leur précipitation, qui avait activé le besoin de respirer. Nous avons constaté que les pulsations du cœur étaient profondément modifiées par chaque immersion ; pour l’un d’eux, nous avons compté quatre-vingt-six battements à la minute avant l’opération, et à son retour, nous n’en avons retrouvé que cinquante-cinq.

Chaque brigade de kertassa comprend de six à huit hommes. Leur travail est payé à raison de cinquante centimes par couffin rempli. Chaque plongeur n’enlève guère que cinq ou six couffins au plus dans sa journée. Les puits ont généralement besoin d’un curage tous les trois ou quatre ans. On en retire en moyenne 250 à 300 couffins de sable.

Les kertassa sont chargés aussi de réparer les puits ; ordinairement ce travail se paye à prix fixé et convenu d’avance. Les réparations consistent et rétablir le blindage en troncs de palmiers. Ce blindage ne va pas à une grande profondeur et dépasse rarement sept à huit mètres au-dessous du sol ; plus bas les parois sont rocheuses.


X

Le système employé à Ouargla pour l’arrosage est suivi dans les sept oasis qui font partie de ce district, et accuse chez les habitants d’autrefois une industrie puissante dont leurs descendants n’ont conservé que peu de chose.

Il n’en est pas de même dans les oasis plus méridionales, au Gourara, au Touat et au Tidikelt, où les habitants actuels ont encore une énergie de travail et de création que nous ne retrouvons pas au nord de l’Afrique, quoique cependant ils soient déjà bien dégénérés de ce qu’ils étaient autrefois. Le procédé pour se procurer de l’eau courante à la surface du sol dans les oasis du Gourara, du Touat et du Tidikelt est assez curieux pour que nous en donnions rapidement une description ici. Les oasis sont placées sur des pentes reliant les bas-fonds de grands bassins ou chotts avec des plateaux supérieurs. Ces chotts sont probablement d’anciens lits de lacs ou étangs ayant servi de réceptacles aux dernières eaux diluviennes. Les sables poussés par les vents ont raccordé les berges de ces chotts avec les bas-fonds. Les habitants des oasis ont creusé des puits sur les plateaux supérieurs et ont amené l’eau par des conduits souterrains sur les points de ces pentes placées à un niveau inférieur à celui de l’eau des puits des plateaux, et ont ainsi obtenu de véritables ruisseaux.

Ordinairement on creuse sept à huit puits sur le plateau, à côté les uns des autres, et on les relie ensemble au moyen de conduits souterrains. Chacun de ces puits devient une source. Il faut ensuite amener le débit total sur les pentes de la berge. Pour cela, on creuse de dix en dix mètres et suivant la ligne de la plus grande pente un puisard servant de regard, dont on relie le fond avec celui du précédent par un conduit souterrain pour les eaux. La profondeur des puisards diminue à mesure que l’on descend vers le chott, jusqu’à ce que l’eau arrive ainsi au niveau du sol où des rigoles vont la distribuer aux palmiers.

Tout un système pareil porte le nom de Feggara.

Il n’est pas rare de voir une Feggara compter jusqu’à cent vingt et cent cinquante puits. À Timimoun leur moyenne compte trente-cinq à quarante puits. Dans l’Aouguerout, elle est de soixante-dix environ. Si l’on compte pour l’Aouguerout, que ce petit groupe d’oasis possède à lui seul une soixantaine de Feggara, on verra que les puits creusés se dénombrent par milliers.

Ce nom de Feggara a donné lieu à une légère erreur de traduction dans l’excellent ouvrage de M. le général Daumas, le Voyage au pays des nègres. L’auteur raconte qu’arrivés à l’Aouguerout les gens de la caravane du Soudan allèrent boire à Aïn-El-Fankkara ou Fekkara, la fontaine des pauvres. Il nous a été facile de nous con-