Page:Le Tour du monde - 08.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VOYAGE DANS LE SAHARA ALGÉRIEN,

DE GÉRYVILLE À OUARGLA,


PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI (Suite.)

Le commandement de la ville de Metlili et des nomades qui en dépendent ne fait qu’un. Les Chambâa-Berazga forment deux fractions ayant chacune leur caïd, et ces deux chefs sont sous l’autorité plutôt nominale que réelle d’un caïd des caïds. Ce petit trio vit en bonne harmonie.

Le caïd des caïds se nomme Mohamed-Ben-Smaïn ; et pour un chef de Chambâa il a des allures et des goûts qui, au premier abord, surprirent beaucoup nos jeunes artistes. Le mot de l’énigme, c’est que Mohamed-Ben-Smaïn n’est autre que le chambi que tout le monde a connu à Paris, le chambi du général Daumas. Fier du peu de français qu’il connaît, de quelques mots d’anglais qu’il a rapportés de Londres, le chambi jouait son rôle de vieil habitué du boulevard avec un aplomb qui nous amusait beaucoup, trouvant le moyen de nous questionner sur son Paris, sur les Champs-Élysées, le Chateau-des-Fleurs, et placer tant bien que mal son français. Il prenait surtout un air indéfinissable quand on lui parlait de Mabille, et sa bouche s’ornait alors d’un sourire d’une finesse extrême. Sa présence à Metlili était pour nos jeunes artistes une aubaine excellente. Façonné à nos habitudes, il se prêtait de bonne grâce à toutes les demandes qui lui étaient faites, et c’est par son intermédiaire qu’il fut possible de dessiner des intérieurs, et même de faire d’après nature le portrait d’une jeune fille. Celle-ci consentit de bonne grâce à laisser faire son portrait, à la condition d’être parée de ses atours. Nos coquettes parisiennes souriraient de pitié de tout cet attirail de breloques dont les habitantes des oasis s’embellissent ; mais je suis sûr qu’elles n’auraient pas le même dédain pour les yeux de gazelle de ces belles et brunes filles, et pour leur taille, qui se balance gracieusement en marchant, comme un palmier que le vent agite, suivant l’expression des poëtes du désert. Nous étions, à Metlili, dans la patrie même de la belle Messaouda, que le général Daumas nous montre comme une colombe de bonne augure, saluant la caravane du Soudan, et faisant flotter son écharpe de soie en signe d’adieu. La délicieuse narration de l’auteur du Voyage au pays des nègres était là vivante au milieu de nous ; et le jour du départ, quand nous quittâmes Metlili pour nous enfoncer encore dans le pays de la soif, nos yeux cherchèrent instinctivement dans les sentiers, le long des jardins, une Messaouda d’heureux présage.

Pendant les trois jours que nous restâmes à Metlili pour nous reposer et laisser reposer la caravane, pas une minute ne fut perdue ; les jeunes peintres dessinaient ; nos savants faisaient leurs observations et exploraient les montagnes ; nos cavaliers faisaient des excursions au M’zab, dont nous étions rapprochés de quelques lieues seulement ; nos chameliers étaient occupés à réparer les bâts des chameaux, mettre les outres en état, remplir les récipients d’eau pour le voyage. Une centaine d’entre eux étaient allés avec vingt-cinq chevaux garder les chameaux, en pâturage à six lieues au sud de Metlili.

Nos derniers préparatifs consistèrent dans l’épuration de nos animaux de transport : une centaine et plus de chameaux fatigués fut laissée aux Chambâa de Metlili, sous la responsabilité de la tribu et la garde d’une trentaine de nos chameliers, auxquels furent adjoints des Chambâa. Le 10 au soir nos chameaux revinrent du pâturage ; une partie de la soirée fut employée à les abreuver et à les bâter. Nous avions quarante-cinq lieues à franchir sans eau, pour toucher à Ouargla ; aussi prîmes-nous des dispositions en conséquence.


VII

Dès trois heures du matin, le convoi fut chargé et mis en route. Pour éviter des transports inutiles, nous laissâmes à Metlili l’orge qui nous était nécessaire pour le retour de ce point à Géryville, n’emportant que pour vingt-cinq jours de vivres à Ouargla. Malgré cette précaution, il ne nous resta environ que quarante animaux de rechange : chacun avait fait sa petite provision de dattes ou d’achats au M’zab ; en outre, nous eûmes à fournir des transports aux nouveaux guides.

La cavalerie ne se mit en marche qu’à dix heures, après avoir fait boire ses chevaux. Notre route, en quittant Metlili, continua dans le bas-fond de cette oasis pendant environ quatre heures. À mesure que nous avancions, les berges diminuaient de hauteur, tout en gardant leur nature escarpée. Nous arrivâmes ainsi insensiblement à des plaines faisant suite aux plateaux adjacents à l’Oued-Metlili, et vers six heures du soir nous rejoignîmes le convoi, au moment où il arrivait au bivac, indiqué d’avance et nommé El-Mekam-Sid-El-Hadj-Ben-Hafs.

On appelle Mekam un tas de pierres élevé, en signe religieux, à la mémoire d’un personnage. Sid-El-Hadj-Ben-Hafs est un marabout des Ouled-Sidi-Chikh, qui entreprit autrefois le pèlerinage par terre de son pays, situé près de Géryville, jusqu’à la Mecque. Émir de la caravane sainte, il voulut laisser sur le sol des

  1. Suite. — Voy. page 161.