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tion. Il arrive souvent qu’à quelques lieues de la route que l’on se propose de suivre, un orage a fait pousser l’herbe et a laissé des flaques d’eau. On comprend donc combien il est important d’être renseigné. Une légère déviation de la ligne droite n’a aucun inconvénient dans ces immenses étendues, tandis que la présence sur son chemin de pâturages abondants et surtout de redirs (ou de flaques d’eau laissées par les orages) pourvus d’eau est une providence.


IV

Le 3 mars, dès l’aube, le convoi se mettait en route. L’ordre était donné de se diriger sur Dayet-el-Roumel. La marche devait continuer tous les jours jusqu’à l’arrivée à Metlili, dont nous étions séparés par une distance de cinquante-trois lieues sans autre eau potable que celle d’Aïn-Massin, source sulfureuse et nauséabonde, à dix lieues de Metlili. La cavalerie ne se mit en marche qu’à dix heures, après avoir fait boire ses chevaux sur les puits de Tadjerouna.

Aïn-Massin. — Dessin de M. de Lajolais.

Cette première journée fut marquée par un de ces ouragans sahariens que Félicien David a si bien dépeints. Nous eûmes un coup de simoun, ce que les Arabes appellent el-azedje. Le simoun, pour le désert, c’est le typhon pour le grand Pacifique. Ce n’est point (du moins pour les sables sahariens), comme on l’a cru longtemps, un vent pestilentiel qui étouffe et tue par sa nature pernicieuse, ou bien qui vous engloutit sous des avalanches de sable. Ses dangers sont d’une nature que l’homme peut combattre. Le simoun n’est qu’un coup de vent très-violent ; au milieu des sables, il se produit une infinité de tourbillons qui tiennent à ce que les dunes brisent le courant. Outre que le vent est violent, il est brûlant et chargé de sable au point d’obscurcir l’air. Les peaux de bouc suintent toujours, et ce suintement est considérablement activé par la couche de sable dont le vent les entoure en un clin d’œil. Voilà le grand danger du simoun ; une demi-journée suffit, pendant l’été, par un azedje intense, pour dessécher une outre. Les Arabes le savent bien. Ils ont, pour lutter contre l’azedje, des procédés à eux, mais très-imparfaits. On emploie des récipients en peau de chameau, on vide les outres à demi desséchées les unes dans les autres, de manière à compléter les plus grandes et les meilleures ; on abrite ces dernières en les enveloppant de plantes et les plaçant au fond de grands sacs de laine que l’on nomme gharas, et qui servent au transport à dos de chameau. Malheureusement il est arrivé souvent que cela n’a point suffi[1], et qu’après avoir égorgé les chameaux pour boire l’eau de leurs intestins, cette ressource suprême a été insuffisante pour atteindre les eaux les plus voisines, et alors les hommes sont tombés sous les étreintes de la soif, le naufrage a été complet, et les sables, soulevés par le vent, en s’amoncelant sur les cadavres, les ont engloutis. On le voit, la cause réelle des désastres, c’est la soif. Sous ces zones torrides, avec un sol jaune et ardent, au milieu de tourbillons d’un vent et d’un sable brûlants, la soif tue en quelques heures. Lisez plutôt les pages contemporaines d’un illustre voyageur, vous y verrez que le docteur Barth, égaré une après-midi et surpris par la soif saharienne, cette angine de plomb fondu, s’ouvrit les veines pour sucer son sang et se désaltérer. Les Arabes ont appelé le simoun le vent de la peste ; ils vous disent que les sables qu’il soulève enterrent les caravanes ; ils ont raison ; mais le voyageur sérieux n’aime point les fictions, et c’est pour cela que j’ai cru devoir ici mettre le lecteur en garde contre une opinion généralement admise. La réalité pure est déjà bien assez terrible ; la soif tue, et le sable recouvre les cadavres.

Le moyen de lutter contre le simoun ou plutôt contre l’azedje est très-simple : être muni d’une réserve de tonnelets d’eau hermétiquement fermés. Nous l’avons expérimenté plusieurs fois. Plusieurs fois j’ai dû procéder moi-même, entouré d’hommes dévoués, à la distribution des réserves de mes tonnelets, et éviter le pillage par des mesures énergiques. Chacun venait boire à tour de rôle dans des gamelles, et nul ne pouvait emporter d’eau que dans son estomac. Nous aurons occasion du reste de raconter un fait pareil dans notre voyage à Ouargla.

À notre départ de Tadjerouna, à dix heures du matin, l’horizon était chargé de lourdes nuées blanchâtres, aux rebords arrondis et tranchés. Vers quatre heures du soir, au moment où, dépassant la tête de notre convoi, que nous avions rejoint, nous arrivions au lieu du bi-

  1. Cette assertion, bien que fréquemment reproduite par les conteurs arabes, ne saurait être acceptée d’une manière sérieuse. En tout cas, elle donnerait l’occasion de répéter, avec le poëte, que

    Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.