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À chaque pas des tas de pierres surmontés de quelques chiffons en loques, indiquent qu’un homme est tombé là sous une traîtreuse balle ; enfin, la légende fait du Kheneg la demeure de Djenoun ou esprits nocturnes, les uns bienveillants, les autres horriblement cruels. Tous ces souvenirs forment un cortége lugubre au voyageur isolé qui le traverse la nuit, et lui font de la traversée un épouvantail. Nul ne s’y risque sans s’être assuré des amorces de ses armes. La longueur du défilé est d’environ quatre lieues. On marche presque constamment dans le lit de la rivière ou sur les accotements, au milieu de bouquets de tamarins et de lauriers roses. De distance en distance le mince filet d’eau qui coule pendant les mois d’hiver forme de grandes flaques où s’ébattent des nuées de canards et d’oiseaux aquatiques. Quand on arrive au pied de la montagne du Sel, que la rivière vient laver sur une longueur d’environ trois kilomètres, on sent une odeur prononcée de marée. La montagne, en partie fendue et effondrée de ce côté, se dresse presque à pic, gigantesque, étalant mille nuances cristallines et irisées, qui font ressortir encore les couches vert bleu des roches transversales et les grandes ravines blanches. À mesure qu’on avance, le lit de la rivière se recouvre sur ses rives de dépôts salins, et la végétation des berges devient maritime, il semble que l’on approche de la mer, et en effet bientôt l’horizon se découvre et l’immensité apparaît dans toute sa splendeur. On débouche dans le grand Sahara.


III

Après une marche de six heures, nous arrivâmes au ksar de Tadjerouna, oasis sans verdure et sans palmiers, qui s’est logée dans une dépression en forme de conque au milieu des plaines. La richesse de cette oasis consiste en quelques labours que les crues de l’Oued-Melh arrosent. Un barrage dans cette rivière permet, lors des grosses pluies, d’inonder toute la conque de Tadjerouna ; la terre imbibée est aussitôt mise en culture, et deux mois font germer et jaunir les moissons. Outre cette ressource, les habitants de Tadjerouna sont les magasiniers des Ouled-Yagoub, tribu puissante avec laquelle ils sont alliés par l’intérêt et le sang. Pendant que le ksar conserve le grain des nomades, moyennant une faible redevance, ceux-ci font pacager les troupeaux de leurs alliés avec les leurs.

Le ksar de Tadjerouna. — Dessin de M. de Lajolais.

Les Ouled-Yagoub étaient campés sous les murs de l’oasis lors de notre arrivée. Une diffa abondante, composée de moutons rôtis, de lait et de dattes, fut offerte à toute la colonne. Le caïd de Tadjerouna, prévenu de l’arrivée d’un personnel européen, s’était piqué de courtoisie et avait fait provision à Laghouat de pain frais et de vin. Sa délicate attention fut appréciée dignement. Nous ne perdîmes ni une goutte de vin ni une miette de pain. Nous savions trop bien que nous avions devant nous une perspective de longues journées de privations pour ne pas prendre en bonne part cette galanterie saharienne.

Une habitation dans le ksar de Tadjerouna. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous restâmes deux jours à Tadjerouna. Nous y fûmes rejoints par le Bach-Aga Si-Bou-Beker, qui nous avait quittés en route pour aller dire un dernier adieu à sa smala. Pauvre Si-Bou-Beker ! Nous ne nous doutions pas que nous allions enlever à sa famille une bonne partie des quelques jours qui lui restaient encore à vivre. Âgé de vingt-cinq ans seulement, officier de la Légion d’honneur pour son beau fait d’armes de la prise du chérif, Si-Bou-Beker était appelé par sa position, sa bravoure chevaleresque et son amour des voyages, à se faire un nom européen. Façonné à nos usages et à nos habitudes, il connaissait l’importance que nous attachions à des relations avec l’intérieur de l’Afrique, et il rêvait d’ouvrir un jour, au moyen de son influence religieuse et de son sabre, la route du Soudan par Insalah. Venu avec nous jusqu’au Touat, il avait pu juger par lui-même de la puissance de son nom, et se croyait assez fort pour aller avec les Chambâa demander compte aux gens du Tidikelt et aux Touaregs de leur agression