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écouter encore, quand déjà depuis longtemps le voyageur ne parlait plus. C’est que, malgré nous, notre imagination a toujours un fond de poésie dont elle se plaît à revêtir l’inconnu, soit pour le parer de riantes couleurs, soit pour l’assombrir et le rendre sauvage. Que de fois, dans les voyages que j’ai faits dans le Sahara, j’ai passé la nuit l’oreille tendue aux récits des chameliers et des dellils, ces pilotes du désert pour qui l’immensité semble n’avoir point de mystères ! Accroupis autour d’un feu d’herbes sèches ou de broussailles, une tasse de café à la main, l’étoile du matin nous surprenait attentifs encore à l’histoire de quelque lointain voyage. Que ne puis-je mettre dans mes lignes ces gestes éloquents que les conteurs arabes savent si bien approprier à leurs récits ? C’est surtout dans le Sahara que la puissance du geste ajoute à la parole. Au milieu de cette terre morte, où pas un arbrisseau n’agite une branche, où pas un oiseau ne fait entendre un cri, où pas un écho ne reflète la voix, l’œil écoute pour ainsi dire autant que l’oreille.

Un de ces conteurs arabes me disait un jour, à propos d’Ouargla, cette phrase caractéristique : « Le ksar[1] d’Ouargla ne fait pas ses sultans, il les défait. » Ce mot dépeint bien, à mon avis, la tradition politique de la vieille cité royale et les tiraillements continuels de ce petit peuple grouillant dans un limon d’indépendance.

Dans les derniers temps, les souverains d’Ouargla étaient nommés à l’élection pour un an. Les abus, les conflits ne firent qu’augmenter avec les Syllas annuels. Un beau jour, quelques années après la conquête d’Alger, la casbah des sultans fut démolie et l’anarchie reprit tous ses droits. L’anarchie a ses adorateurs, on le sait, mais elle conserve peu de temps la majorité ; il suffit, le plus souvent, d’un homme énergique pour la faire cesser ; cet homme énergique réclame pour lui la majorité qui ne lui fait pas défaut, et en obtient la dictature. C’est l’histoire du dernier sultan d’Ouargla, le chérif Mohamed-Ben-Abdallah, aujourd’hui prisonnier à Perpignan[2].

Mohamed-Ben-Abdallah, marabout important des Traras, avait joué un certain rôle politique dans la subdivision de Tlemcem. En 1843, présenté au général Bedeau par un chef influent de notre maghzen, comme un homme assez puissant pour contre-balancer la puissance d’Abd-el-Kader. On l’avait nommé khalifa de Tlemcen avec un traitement annuel de dix-huit mille francs. On s’aperçut bientôt de la nullité de son action au point de vue de l’intérêt de notre occupation, et, tout en tolérant l’homme, on n’attendit qu’une occasion pour écarter le chef. Quelques difficultés qu’il crut de son devoir de nous susciter, firent qu’on l’engagea à se rendre à la Mecque.

L’ex-khalifa partit pour le pèlerinage, emportant pour principal bagage les plus haineuses rancunes contre l’autorité qu’il avait si mal servie, et à laquelle il avait, à son point de vue, sacrifié la fleur de ses croyances religieuses. Purifié devant le dieu de l’islam par son voyage à la terre sainte de Mahomet, il jura guerre à mort aux chrétiens en expiation de sa vie passée.

De retour en 1848, à Tripoli, il rêva la conquête de l’Algérie sur les Français et s’apprêta à mettre à exécution ses projets de nouvel Abd-el-Kader. Notre occupation compacte dans le Tell algérien ne lui laissait aucune chance de réussite près du littoral, au début. Il fallait d’abord s’organiser loin de notre atteinte. Originaire de la célèbre famille des Ouled-Sidi-Chikh, toute-puissante dans le sud, connaissant admirablement le Sahara, il jeta les yeux sur Ouargla pour y jeter les bases de sa grandeur future. Le bâton de pèlerin à la main, son chapelet au cou, la robe verte de sectateur de Mahomet sur les épaules, l’ex-khalifa vint frapper à la porte du petit ksar de Rouissat, du district d’Ouargla, et situé à une lieue environ de cette dernière ville.

Le bruit de nos succès, de nos excursions déjà lointaines s’était fait entendre dans ces parages, notre nom de chrétien y était maudit. Les prédications forcenées du nouveau derviche trouvèrent un retentissant écho dans les fidèles accourus de tous les points du district entendre le pieux marabout. La réputation de sainteté qu’il cherchait à s’établir fut vite créée. Appelé à régler des questions litigieuses, des querelles, des conflits, il y apporta tout son zèle. En moins d’un an, il était déjà une autorité sacrée. Profitant alors habilement de sa position, il fit l’inspiré et s’adjoignit de fervents adeptes auxquels il confia qu’il avait reçu la mission de régénérer l’Algérie. Il devait commencer par être nommé sultan d’Ouargla, organiser son entourage choisi parmi ses fidèles et se préparer ensuite à exterminer les infidèles. C’était le programme qui lui avait été révélé. On n’eut garde d’y faillir ; l’anarchie qui régnait dans Ouargla trouva sa fin sous l’autorité d’un étranger que Dieu imposait. Le derviche fut proclamé sultan. En homme habile, il n’alla point dans la cité des souverains pour en faire sa capitale. Une casbah lui fut bâtie à Rouissat, en dehors des murs de cette oasis. Autour de son château fort, se groupèrent les casbah de sa cour : c’étaient les demeures de son kodja ou secrétaire, de son khrasnadji ou trésorier, de son cadhi ou justicier, de son porte-étendard, de son chaouch, de son maghsen.

Quand il se crut assez fort, le nouveau sultan commença la lutte. Profitant des divisions qui s’étaient formées dans les quelques grandes familles du Sahara à l’occasion des incursions françaises, il attira à lui les mécontents, et, encouragé par quelques razzias heureuses, essaya de nous tenir tête dans l’oasis de Laghouat dont il était parvenu à s’emparer. On connaît notre beau fait d’armes de 1852 contre cette ville. Le chérif, échappé par miracle, crut pouvoir aller pleurer en paix sa défaite dans sa casbah de Rouissat. Mais Si-Amza, notre khalifa du sud de la province d’Oran et chef de la famille des Ouled-Sidi-Chikh, dont Mohamed-Ben-Abdallah avait accueilli les frères dissidents, lui avait voué une

  1. Ksar signifie : ville fortifiée ; ksour au pluriel. Les oasis sont généralement entourées de murs. Ces places fortes servent de magasins d’entrepôt pour les tribus nomades qui y mettent leurs grains et leurs richesses à l’abri quand elles vont au loin chercher des pâturages pour leurs troupeaux.
  2. Interné actuellement à Bône, sur la propriété du gouverneur général de l’Algérie.