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Je n’entreprendrai pas, madame, de vous faire le détail du menu. Brillat-Savarin y perdrait sa langue.

Le dîner turc est une succession incohérente de viandes hachées et de sucreries qu’on porte à sa bouche avec une petite cuiller en écaille ou plus souvent avec ses doigts ; le tout très-parfumé, à la violette, à l’orange, au limon, à la menthe ; les Turcs mangent beaucoup par le nez. Les plats de résistance sont le pilaf (riz bouilli au jus de viande), le kebab (tranches de mouton qui voient le feu, mais n’y touchent pas, selon le précepte du Coran), le yaourt (lait caillé), le kaïmak (crème fine, délicate, exquise avec les fraises du Bosphore), le baklava (tarte aux confitures), etc., etc…

Toutes ces préparations se succédaient rapidement ; la crème à la rose faisait place à la crème à la violette, les cailles au jasmin remplaçaient le poulet au jus de cerise, mais la hanoum n’arrivait pas.

Enfin, à l’instant ou on apportait le cherbet[1], dernier acte du dîner oriental, elle entra.

« Allah kerim ! » me dit Jacques à l’oreille. Cette apparition venait de lui rendre la parole.

Après que nous eûmes été admis à lui baiser la main, Jacques se répandit en onomatopées admiratives, et devint franchement insupportable ; il réédita toutes les comparaisons tombées en désuétude : les lèvres de corail, les dents de perles, etc., etc., ; il n’oublia que les yeux de faïence, et il eut tort, car rien n’était plus en situation ; le regard fixe des femmes du Levant a en effet quelque chose d’étrange et d’immobile, qui ferait douter de leur âme ; l’éclat de la faïence, en un mot, qui brille et ne reflète pas.

Nourmahal (c’est le nom de la femme de Djezerli) est grande ; l’ensemble de sa physionomie est d’une douceur résignée, mais d’une expression intérieure peu saisissable. Selon l’usage, ses yeux sont rehaussés d’une teinte de surmeh[2] qui les agrandit et leur donne de l’éclat ; ses cheveux sont noirs, son teint d’un blanc mat ; l’arête du nez est indécise, la lèvre épaisse, la forme du visage plus romaine que grecque, les extrémités fines et délicates. Elle était vêtue d’une longue robe de soie, forme empire, retenue à la taille par un simple nœud de ruban.

Sur les instances de Mme Beretta, elle trempa ses lèvres dans une coupe de cherbet et mordit à une tranche de pastèque. Une pareille invitation est un grand honneur, en Turquie, pour la femme qui ne se considère pas comme digne de prendre place à la même table que son maître et que ses hôtes.

Djezerli fit signe d’apporter les aiguières et l’Arménien nous emmena dans une galerie haute donnant sur le Cydaris, pour prendre le café et fumer.

Toutes les femmes turques chantent, madame ; don Juan l’affirme et je le crois, car le chant est une distraction à l’ennui, et elles s’ennuient.

Jacques, qui a lu Byron, pria donc Nourmahal de charmer les douceurs du kieff par sa voix enchanteresse, et, sans se faire beaucoup prier, l’Arménienne se dirigea vers un gros meuble recouvert d’une tenture.

Je pourrais vous donner en cent, en mille, à deviner ce qu’était ce meuble, mais j’aime mieux vous le dire de suite : ce meuble était un piano, et quel piano, Buyuk Allah ! une véritable épinette. Aux premiers accords, il y eut un frémissement général ; chacun de nous venait de reconnaître une romance de notre ami Nibelle. — J’avais vu jouer du Scribe dans la patrie d’Eschyle ; mais entendre une ritournelle française au pays de Mahomet, cela me reporta plus brutalement encore en plein Occident, au milieu de l’épopée bourgeoise, dans un de ces raouts de cucurbitacées, où la demoiselle de la maison glapit de sa voix qui mue l’ode écœurante. Ô civilisation !

Je sais bien que beaucoup de gens (et ceux-là n’ont jamais entendu monter en une spirale harmonieuse votre voix touchante et sympathique) me diront : Mais qu’est ce donc que le pouvoir d’un son ? Je ne leur répondrai rien, car je ne parle pas pour les sourds ; mais ce que je vous affirme, c’est qu’à ces notes étiolées et vulgaires, je me retournai pour voir si Djezerli avait un habit à queue de morue, un gilet trop court et un pantalon trop étroit ; je crus voir dans le panorama splendide qui se déroulait sous nos yeux la vue des buttes Montmartre, et il me sembla entendre…

Jacques m’affirma le soir que Nourmahal avait une voix délicieuse, que le piano était excellent, la romance adorable, et que mon cauchemar n’était dû qu’à la dose d’opium que contient le tabac du Levant, opinion poétique qui prouve une fois de plus aux incorrigibles matérialistes que nos yeux et nos oreilles ne sont que les humbles serviteurs de notre imagination.

Dès que la grande chaleur fut passée, Djezerli fit amener des chevaux et un talika (voiture à un cheval), et nous suivîmes la prairie de Hiaat-Hané.

La soirée était admirable et la lumière plus douce baignait de ses ondes argentées l’immense paysage au fond duquel se dentèle la mosquée d’Eyoub.

Nous marchions au pas dans l’étroit sentier chargé de promeneurs. Guarda ! criaient de temps en temps les kavas et les saïs, et à ce cri les férédjés des femmes turques se rangeaient lentement avec ces allures d’oies grasses qui leur sont particulières ; sur les bas côtés, les arabas, lourdement traînés par des bœufs et secoués par les inégalités du terrain, rendaient des sons plaintifs. C’était un pêle-mêle charmant, franchement oriental.

Nourmahal fit arrêter le talika devant un groupe de musiciens, qui, armés d’un rebec, d’une petite flûte et d’un tambourin, faisaient entendre un chant nasillard, miaulement barbare et mélancolique.

Nous étions cette fois bien loin de l’Europe, et nous pouvions réciter la strophe du poëte allemand ;

      Adieu, salons polis !
    Hommes polis ! Dames polies !
    Je viens voir les pays inconnus
Et laisser bien loin sous mes pieds votre fourmilière.

  1. Le cherbet est un composé d’eau et de miel, mélangé de divers ingrédients.
  2. Surmeh, préparation d’antimoine et de noix de galle.