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faire se peut, une demoiselle ou une parente de la maison s’assied à chaque cini et en fait les honneurs.

Le vin, ou toute autre boisson fermentée ou alcoolique, étant expressément défendu par le Coran, l’eau claire et le cherbet froid sont les seuls breuvages servis à ces soupers.

Pendant que les plateaux s’allégent de leur agréable contenu, des djarièhs armées de grands couteaux dépècent le khalva et le répartissent en autant de portions qu’il y a de cercles au milieu desquels on les porte dans des plateaux d’argent… On apporte ensuite les léguénns[1], et les invitées, après s’être lavé et essuyé les mains et les lèvres, vont reprendre leurs places sur le divan, où le tchibouc et le café leur sont servis de rechef. Tandis qu’elles se livrent à une nouvelle conversation générale, les jeunes personnes et les enfants, dont la maîtresse de maison a eu soin de remplir les poches de bonbons et de fruits confits, s’en vont les grignoter en se promenant ou en jouant dans les jardins ou les galeries du harem.

Cependant il est tard, la conversation languit et tombe insensiblement, les paupières s’appesantissent, quelques bouches s’ouvrent toutes grandes sans façons, et les têtes, troublées par les vapeurs du repas et du sommeil, exécutent des évolutions fantastiques… ; plusieurs enfants, étendus sur la natte ou accroupis sur les genoux de leurs mères, dorment déjà profondément, et plus d’une invitée subalterne se dit à part elle qu’il serait bien temps de s’en aller ; mais c’est aux hanoums qu’on respecte pour leur âge ou leur position, qu’appartient l’initiative.

« Par Allah ! s’écrie enfin l’une d’elles, en regardant à sa montre, savez-vous, mesdames, qu’il est plus de quatre heures du matin ? Il faut partir.

— Oui, partons, partons ! » s’écrie-t-on de toutes parts, et on se lève, nonobstant les protestations, les serments et les prières de cérémonie de la maîtresse de maison qui seule reste assise dans son kiosché pour recevoir les adieux, les bénédictions et les baise-mains des invitées auxquelles elle répète le khosch yeldiniss de politesse, en échange de force gentils téménas.

Décrire le brouhaha des souhaits d’amitié et des adieux, des appels de nègres pour chaque harem, de la demande des effets de sortie, des pleurs des enfants qu’on a arrachés à leur sommeil, des éclats de rire des joyeuses kiz ; rapporter tous les propos et les compliments qui s’entre-croisent de toutes parts et se confondent sur les escaliers et dans les salles basses, ce serait chose impossible ; la franque qui n’en serait pas ahurie, assourdie, serait assurément douée d’un sang-froid rare, et pourrait assister impunément, vers deux heures de relevée, au plus infernal de tous les vacarmes humains, la Bourse de Paris[2].

F. Jérusalémy.


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II

LE CYDARIS,

PAR M. ANTONIN PROUST.
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




À MADAME LA COMTESSE STEPHEN DE V…


Stamboul, le 3e jour du Baïram.

Il faut que je vous rende compte, madame, de la visite que nous fîmes hier à l’Arménien Djezerli.

L’autre soir, à sa maison de Péra, il fut question du merveilleux kiosque qu’il a fait élever récemment sur les bords du Cydaris. Mme Beretta lui dit qu’elle entendait parler trop souvent des splendeurs de ce yali, pour ne pas désirer le voir.

« Eh bien, madame, lui répondit l’Arménien, si vous voulez venir en compagnie de ces messieurs y faire le kieff, le denxième jour du Baïram, je serai heureux de vous y recevoir. »

Faire le kieff veut dire, en bon français, digérer ; mais en turc cela signifie prendre une collation, car, pour jouir du kieff, il faut avoir nécessairement fait un regalo.

Un repas à la turque ! la chose n’était pas d’un médiocre intérêt pour deux Parisiens affamés de couleur locale, et vous devez penser si nous accueillîmes la proposition avec enthousiasme, et si notre enthousiasme fut au comble quand Djezerli ajouta :

« Vous verrez la hanoum. »

Hanem ou Hanoum, madame, signifie femme ; les Osmanlis, qui en épousent religieusement trois, sans compter les odalisques, dont le Coran ne limite pas le nombre, disent les hanoums, ou plutôt ils ne disent rien, car ils n’en parlent jamais ; mais Djezerli, qui est un homme modeste et un causeur civilisé, se contente d’une seule femme et dit, sans scrupule, la hanoum, voire ma hanoum, ainsi qu’un simple Gaulois.

Ce mot magique électrisa mon ami Jacques, et pendant

  1. Le léguenn est une espèce de grand et profond plat à barbe, sans échancrure, en métal fin, garni intérieurement d’un couvercle percé à jour, au sommet duquel est un cercle saillant contenant une savonnette ou des morceaux de citron exprimé. Le domestique tient le plat-cuvette d’une main et de l’autre verse l’eau d’une aiguière de même métal que le léguenn, à goulot étroit et arrondi en col de cygne, sur les mains de la personne servie.
  2. Une partie de ce dernier chapitre a déjà été publiée.