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jeunes hanoums, et aux femmes du peuple qui se présentent souvent sans invitation pour assister à la soirée et auxquelles on ferme rarement la porte. En Turquie, l’égalité est la règle, mais elle n’est pas absolue.

Sur le bouyourounn[1] de la hanoum maîtresse, les arrivantes vont s’asseoir successivement et côte à côte, à droite et à gauche, sur le divan, les jambes croisées ou un genou levé. La seconde place d’honneur est réservée à la plus riche ou à la plus respectée des invitées, ou à celle dont l’on fête la réconciliation.

Si le nombre des invitées est trop grand pour que toutes puissent trouver place sur les divans, les kiz et les hanoums d’un rang inférieur sont priées de s’asseoir sur les tchités et les tapis qui garnissent le côté de la pièce dépourvu de divan.

Des djarièhs servent immédiatement le tchtibouc allumé, à bouquin d’ambre plus ou moins riche, et le café ou le cherbett (eau sucrée colorée et bouillante) dans des fildjanns ou petites tasses en porcelaine, sans anse, plongeant à demi dans une espèce de coquetier nommé zarff, en métal précieux ou commun, artistement ciselé à jour. De la confiture ou de la gelée de fruits, rangée par petites portions dans un plat d’argent aux bords ciselés, est servie après le café. Chacune des invitées, en commençant par la plus considérée, après s’être fait longuement prier, porte à sa bouche l’unique cuiller qui est dans le plat et qui sert à tout le monde. Avec la même fraternité, toutes les lèvres se collent, pour boire une gorgée, au même grand verre d’eau qui suit le plat de confiture.

La soirée débute par une conversation générale, bruyante, animée, joviale ; les questions et les réponses se croisent en tous sens, les provocations et les reparties bondissent de divan en divan, les plaisanteries volent d’un bout à l’autre de la salle, les perfides insinuations se heurtent entre deux groupes, et les exclamations et les rires remplissent l’air de leurs éclats argentins. Après le premier feu, la conversation de générale devient partielle, sans cesser d’être creuse, banale et médisante.

Soudain, à un signal de la maîtresse de maison, ses filles ou celles de ses djarièhs qui possèdent des talents en musique s’asseyent en ligne sur un tapis, de manière à être vues de tout le monde, et se mettent à chanter en chœur des romances et des chansons, en s’accompagnant du santour, de la mandoline, de petites timbales et du tambour de basque, le tout à l’unisson. Les plus jolies voix et les instrumentistes les plus habiles exécutent des soli qui arrachent des soupirs et des exclamations de contentement à l’auditoire. Sur un autre signal, au moment où exécutantes et auditrices sont transportées par la musique, d’autres jeunes filles se placent vis-à-vis, au centre de la salle, et se livrent à une sorte de pantomime dansée, se rapprochent, s’éloignent, s’enlacent ou se fuient, se penchent langoureusement sur les côtés, ou renversent en arrière leurs flexibles tailles, ou secouent mollement leurs épaules, accompagnant toute l’action de claquements répétés des pouces contre les doigts du milieu en guise de castagnettes.

Pendant que s’exécute cette espèce de divertissement, les tchiboucs sont renouvelés sans cesse et remplissent d’un nuage bleuâtre’atmosphère de la salle ; les rafraîchissements solides et liquides, les confitures et les tranches rosées de pastèque, le café ou le salep défilent devant les invitées qui se font beaucoup moins prier.

Après la musique et les danses, la hanoum-maîtresse propose à la compagnie des parties de cartes et de jaquet. Les invitées qui désirent se livrer au jeu vont prendre place autour des tables qu’on apporte aux encoignures des divans ou croisent les jambes sur la natte pour la partie de tric-trac. Les jeux sont toujours intéressés ; les Levantines s’y passionnent comme nos joueuses de Hombourg, mais sans y risquer autant d’argent. On fait des paris. Celles des dames qui n’y prennent pas part continuent la conversation ou s’entre-narrent des contes à tour de rôle. Quelquefois, lorsque dans la réunion se trouvent des personnes possédant le talent de bien conter, on arrête le jeu ; mais il est indispensable que la conteuse ait reçu au suprême degré le don de patience, car elle sera infailliblement interrompue à chaque instant par les « mais, » les « pourquoi » et les « comment » de ses auditrices, quand bien même elles auraient déjà vingt fois entendu raconter l’histoire.

Si la soirée n’est pas trop avancée, les musiciennes exécutent de nouveaux morceaux, ou bien des kiz ou de jeunes femmes improvisent des pantomimes non dansées, si peu intelligibles, malgré la véhémence de l’action, que presque toujours les actrices sont obligées de les expliquer après coup à la compagnie.

Cependant la maîtresse de la maison, ayant interrogé du regard les yeux de ses invitées, frappe trois coups de sa main droite sur la paume de sa main gauche ; à cet appel qui, chez les Turcs, remplace la sonnette ou le timbre, la première djarièh accourt et lui fait une profonde téména.

Khalva yel (viens Khalva), lui dit sa maîtresse.

La djarièh se retire après une nouvelle salutation.

Bientôt des suivantes viennent former un cercle de cierges au milieu de la pièce, puis d’autres filles déposent au centre un cini ou immense plateau rond d’argent, contenant la fameuse pâte qui à la forme d’un gigantesque plum-pudding aplati. Pendant cette exposition, d’autres cinis en métal plus ou moins précieux, aux bords repoussés, couverts de sucreries, de gâteaux chauds et froids, de fruits savoureux et d’autres friandises recherchées, sont posés les uns sur les tables de jeu ou les tandours, les autres à terre, çà et là, et flattent agréablement la vue et l’odorat de ces dames.

Sur l’invitation plusieurs fois réitérée de la hanoum-maîtresse, elles vont prendre place autour des cinis, et se transmettant mutuellement le bonyourounn, elles attaquent enfin les mille bonnes choses dont ils sont couverts et qui disparaissent avec une rapidité merveilleuse. Une étroite et longue bande de fine toile, lisérée d’or, sert de serviette commune à chaque cercle. Autant que

  1. Commandez-nous ; c’est le favorisa des Italiens.