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ou trois fois par semaine, les hanoums aiment beaucoup mieux se transporter aux bains des quartiers et des faubourgs les plus éloignés. Elles se concertent d’avance sur le jour et le choix de l’établissement, et passent une partie de la veille à préparer des pâtisseries et des mets succulents. Contrairement à leurs habitudes paresseuses, elles se lèvent avec le soleil pour se parer de leurs plus riches atours. Bientôt les arabas ou les caïks, retenus plusieurs jours d’avance, les emportent cahin-caha à l’établissement convenu, où la plus grande partie de la journée s’écoule dans des alternatives d’ablutions d’eau bouillante (c’est une sorte de bravoure hygiénique), de bombances de toutes sortes, de fumeries, de jeux, de rires, de chants, voire même d’altercations et de vraies batailles à coups de tasses et de galoches entre baigneuses de religions différentes !


Pèlerinages aux Turbés et aux Tékièhs.

Les turbés sont les monuments funéraires des sultans, des sultanes Validés (mères des souverains), des princes et des princesses de leur famille. Chaque sultan a sa turbé particulière, de même que les cheikhs-ul-islam (grands pontifes des croyants).

Ces tombeaux s’élèvent dans les divers quartiers de Stamboul.

Pour les femmes turques la visite des turbés les plus éloignées, dont elles obtiennent facilement l’accès, a un triple but de curiosité, de promenade et de piété.

Elles vont aussi, par parties de plaisir, aux tékièhs ou couvents, surtout à ceux des mevlevis (derviches tourneurs). Chaque tékhièh a ses cérémonies publiques, joie et orgueil des vrais croyants ! Quelques-uns sont célèbres pour leur musique, leurs danses ou leurs exercices furieux. Quel plaisir émouvant pour les hanoums de voir, par exemple, les Bektachis, aux torses et aux jambes nus, aux figures horriblement contractées, se percer les chairs avec de grandes aiguilles de fer, se frapper avec le tranchant effilé de coutelas et de yatagans, se couvrir le corps de serpents et de couleuvres, se tirer les yeux hors de leurs orbites et se livrer à cent autres extravagances effroyables ! Comme les cœurs de ces dames sont agités ! quels cris d’enthousiasme, quels soupirs d’admiration, quels sanglots de piété !… Certes aucun spectacle, aucune fête n’a le privilége de les attirer avec autant d’empressement, ni en plus grand nombre, ni plus irrésistiblement.


La Khalva yédjéssi ou soirée du Khalva.

Une soirée dans un harem est un événement assez rare, les réunions de nuit étant contraires aux habitudes musulmanes. Aucun homme n’y assiste[1].

Les soirées du Khalva (ainsi appelées du nom de certaine pâte dure, friable et mielleuse qu’on y sert aux invitées) n’ont lieu que dans les riches harems, à l’occasion d’une naissance, d’un mariage, d’une élévation en dignité du seigneur mari, ou d’une réconciliation de deux hanoums, cohabitantes, parentes ou amies.

Quelques jours avant la fête, des djarièhs (suivantes) vont porter des invitations verbales aux dames désignées. Quelques-unes de ces invitations sont faites par la maîtresse de maison en personne dans ses visites, d’autres par l’entremise des effendis. Notez que les musulmanes ne sont pas seules invitées : des dames chrétiennes, franques (occidentales) ou indigènes, dont les chefs sont en rapport d’affaires ou d’amitié avec le maître de la maison, peuvent aussi venir à ces soirées[2].

Environ une heure après le coucher du soleil, les harems commencent à arriver, à pied, précédés, dans les rues obscures (Stamboul n’est jamais éclairée la nuit), de nègres ou simplement d’un domestique portant une lanterne à deux ou trois chandelles. Les djarièhs de la maison, souriantes et aimables, viennent au-devant des invitées dans le vestibule, leur adressent, avec de gracieux téménas[3], le khosch yeldiniss (paroles de bienvenue) d’usage, et les conduisent dans une salle basse qui sert de vestiaire. Là elles les débarrassent de leurs férédjés et de leurs yaschmacs, de leurs tchélecs et de leurs papoutchs (double chaussure de sortie).

Du vestiaire, les djarièhs conduisent les invitées au premier étage, en les précédant le long de l’escalier droit, ou, si elles sont d’un rang élevé, en les soutenant aux coudes et aux aisselles.

Dans les sérails et les riches harems, après avoir traversé plusieurs galeries, corridors, et pièces de toutes formes et de toutes dimensions, le tout d’une nudité absolue, on arrive à la salle où la fête a lieu ; c’est la plus vaste et la plus riche. Un divan de pourtour, à hauts matelas, à coussins rembourrés de laine, à long effilé de soie mêlé de fils d’or, occupe trois côtés de cette salle ou, si elle est par trop vaste, deux divans en fer à cheval se font face à ses deux bouts, tandis que l’espace qui les sépare n’est garni des deux côtés que par des tchités ou matelas carrés, des tabourets, des escabelles et des bandes de tapis, ou encore par des chaises, fauteuils et canapés, si la mode franque a pénétré dans la maison. Des lustres en cristal taillé à facettes, dont un très-grand au milieu, des branches en bronze ou en porcelaine, de gros cierges fixés sur de riches piédestaux et placés de distance en distance, éclairent magnifiquement de leurs mille flammes la salle de réception dont le parquet est tendu d’une fine natte d’Égypte enjolivée de dessins et d’arabesques. En hiver, comme il serait très-difficile de chauffer une salle de cette dimension, les cheminées et les calorifères étant inconnus dans les maisons turques, la réception se fait dans une ou plusieurs autres pièces

  1. Seuls le père, les frères du même lit et les jeunes gens imberbes (peu importe leur âge) ne sont pas compris dans cette rigoureuse prescription.
  2. C’est grâce à une de ces invitations et à un âge où nous nous trouvions en droit de faire valoir le dernier des motifs d’exception mentionnés dans la note précédente, que nous devons l’avantage de pouvoir raconter ces curieux détails qu’il est interdit à un voyageur ordinaire de connaître.
  3. Téména, salut qui consiste à porter la main ouverte à la bouche, puis sur le front, accompagnant ce mouvement d’une inclinaison de la partie supérieure du corps. Ce salut a été très-finement et très-gracieusement rendu par Mme Browne (voy. p. 153).