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quand ils sont pris en flagrant délit et qu’il ne leur reste aucun moyen de contester l’évidence. C’est un aveu de maladresse qu’on prendrait bien à tort pour une expression de repentir.


IV

L’Ouady, domaine de la Compagnie dans le désert. — Le château de Tell-el-Kebir.

Nous venons de franchir la limite d’un domaine appartenant à la Compagnie. C’est une propriété qui ne comprend pas moins de dix mille hectares. Liée aux terres cultivées de la basse Égypte, elle s’avance entre deux zones de sables comme une presqu’île verdoyante au milieu des ondes jaunâtres de l’Océan. Le désert la presse au nord, à l’est et au midi. Elle est située à l’entrée de la vallée de Gessen, dont la fécondité est célébrée dans la Bible.

C’est donc entre ces terres très-fertiles et très-bien cultivées que notre embarcation glisse avec vitesse : le vent qui enfle notre voile épargne à notre attelage les efforts et la fatigue ordinaires de la remorque. Le cotonnier à tige basse couvre de vastes espaces, et répand sa nappe de neige sur le noir limon du Nil. Le blé, l’orge alternent avec les champs de coton. Le sésame et le riz ont leur place marquée dans ce damier qui couvre la terre de casse de toute couleur. Le maïs agite ses épis jaunes au-dessus d’un tapis mobile de longues et minces feuilles. Çà et là des groupes de dattiers se découpent sur l’azur d’un ciel inaltérable.

Cependant la journée s’avance. Déjà le soleil a la moitié de son disque au-dessous de l’horizon. Encore un peu de temps et nous sommes menacés d’une obscurité complète ; mais notre étape s’achève. Voici le pont mobile qui signale l’établissement principal de la Compagnie, l’habitation du régisseur, le château de Tell-el-Kebir, comme on l’appelle (voy. p. 7).

Nous débarquons et nous suivons un chemin bordé, d’un côté par des champs en plein rapport, et de l’autre par le mur d’un jardin que couronne la haute verdure des palmiers. À travers ce rideau on aperçoit la façade d’un édifice. C’est le château : une maison solide et de bonne apparence, bâtie en 1823 par Méhémet-Ali et comprenant un rez-de-chaussée et un premier étage avec terrasse et balcon couvert.

Nous y montons à temps pour jouir d’un magnifique spectacle. Le soleil, qu’il faut toujours citer ici parce que sa splendeur est sans égale, disparaît derrière des montagnes situées sur les bords de la mer Rouge. Il enflamme ces rochers et leur donne l’aspect d’un volcan. En face, un horizon tout entier de verdure ; les cultures les plus riches et les plus abondantes. À droite, le désert qui semble joindre le ciel et que l’obscurité croissante remplit de mystères. Enfin sous nos pieds, le jardin du château, ce jardin que nous avions seulement pressenti en côtoyant la clôture, mais qui nous apparaît maintenant, avec tous ses panaches de feuilles, comme cet Éden où le premier homme fut victime des artifices du serpent et de la curiosité de la femme. Depuis lors j’ai vu, particulièrement à Damiette, des enclos parés de la végétation orientale, si riche, si différente de la nôtre ; j’ai vu au Caire les jardins de Choubra avec leur profusion de fleurs les plus rares, avec leurs bains de marbre, et leurs kiosques aux treillages dorés, où serpentent des plantes grimpantes d’une si suave odeur. J’y ai vu l’élégance et le goût unis au luxe. Ils m’ont donné un aperçu de la vie intime des princes et des riches particuliers en Orient. Mais ni la verdure de Damiette, ni les splendides jardins du Caire ne m’ont causé l’émotion que j’ai ressentie quand je regardais du haut du balcon de Tell-el-Kebir cette plantation, bien modeste, qui s’appelle le jardin du château. Cette émotion eût été motivée par le tableau de paix, d’abondance et de contentement que j’avais sous les yeux. À plus forte raison eût-elle été justement suscitée par la prévision de grandeur future et de prospérité pour l’Égypte dont les éléments sont réunis par la Compagnie dans ce domaine sous le patronage des héritiers de Méhémet-Ali. Mais non. Un motif plus personnel m’attachait à ce petit jardin, me le faisait considérer avec affection et regret à la seule pensée de le quitter bientôt : c’était le voisinage du désert où nous allions entrer.

L’inconnu a des charmes pour les esprits aventureux, et le désert est, dit-on, le séjour favori de ceux qui recherchent l’indépendance absolue. Les hasards d’une existence où l’on n’a d’autre sauvegarde que sa propre énergie ont, je le comprends, un attrait tout particulier : l’attrait du danger et de l’imprévu. Mais ces jouissances sont nécessairement achetées par le sacrifice du bien-être. Elles sont d’ailleurs toutes physiques : elles exigent une santé très-robuste, une force corporelle très-grande. Tout dépend en effet de cette force qui tient lieu de protection légale, mais qui n’est pas toujours suffisante, comme la loi, pour assurer le triomphe du bon droit. Quant à moi, je préfère à l’inconnu ce que je connais bien. L’ordre et la règle me conviennent mieux que le hasard et l’irrégularité, ce qui fait qu’au désert je ne me sens pas plus indépendant qu’ailleurs. Au contraire, j’y sens que mon esprit dépend de mon corps, lequel est assez mal à l’aise.

Nous partons de grand matin pour arriver vers onze heures à Rhamsès, où nous devons stationner. L’ordre un peu solennel du premier jour de notre navigation cesse dès ce moment d’être observé. Le vent du désert souffle sans doute déjà des idées d’indépendance. Chacun appareille à son gré sans attendre Sa Seigneurie, qui, ayant couché dans un fort bon lit, ne pourra sans doute en sortir avec la prestesse que nous avions mise à quitter le divan ou nous avions reposé tout habillés.

Le vent est favorable. Nos deux chameaux trottent sur la berge à la hauteur de notre embarcation sans prendre la remorque. Notre marche est rapide. Les terres passent devant nous et se succèdent. Mais le paysage change graduellement d’aspect. La zone de terrain cultivé se resserre. Le désert l’envahit et la presse. Elle ne forme bientôt plus qu’une bande étroite de verdure. Enfin elle disparaît ; les sables l’ont étouffée.