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sans pareilles ; et comme rien absolument n’entrave sa liberté d’action (quoi qu’en pensent chrétiennes et chrétiens), elle se le donne le plus souvent qu’elle peut.

Énumérons ces plaisirs. Il en est quelques-uns qu’aucune relation de voyage n’a pu révéler ni à nos lectrices ni à nos lecteurs.


Les bazars.

Les hanoums ne se plaisent à sortir qu’en compagnie. On les rencontre souvent par groupes de douze ou quinze, sans compter les enfants de tout âge qu’elles mènent par la main ou portent sur leur dos, comme un sac de voyage.

Elles vont ainsi dans les bazars de Tcharchi, qu’elles parcourent en tous sens durant une grande partie de la journée, ébranlant les voûtes de bois des éclats de leurs voix et de leurs rires bruyants. Elles sont l’effroi des marchands réayas et des marchands turcs eux-mêmes.

Les hanoums — nous en exceptons, pour ce qui suit et dans toutes les autres circonstances analogues, les femmes des classes élevées dont le langage, la tenue et les manières sont des plus dignes et pleins de distinction — les hanoums ne se contentent pas, comme quelques Parisiennes, de s’installer des heures entières dans les boutiques et d’y faire déplacer et déployer les unes après les autres toutes les marchandises qui s’y trouvent, pour s’en aller ensuite sans rien acheter ou après avoir offert des prix dérisoires ; elles s’introduisent de gré ou de force dans les arrière-boutiques, dont elles mettent sans façon les propriétaires à la porte, pour y consommer à leur aise, et à visage découvert, les friandises et les rafraîchissements qu’elles ont achetés aux marchands ambulants qui circulent en grand nombre dans Tcharchi. Enfin, traînant leurs babouches et le pan flottant de leurs férédjés[1] sur les dalles des bazars ou les pavés des rues, semblables à ces docteurs bouffons et à ces polichinelles ricaneurs du Corso ou des Lagunes pendant les folles journées du carnaval, elles s’en vont jetant à brûle-pourpoint à la face des gens, des boutiquiers aussi bien que des passants, des compliments naïfs ou étourdissants, ou des quolibets mordants et des épithètes mortifiantes. Si quelque marchand leur répond trop vivement, gare à sa barbe ou à ses cheveux ! tout est permis à ces enfants terribles.

La place d’Ett-Meydann (esplanade de la viande)[2] est l’un des lieux ordinaires de rendez-vous ou de halte des hanoums au sortir des bazars. Des espèces de marchés ou foires s’y tiennent de temps en temps, et rien ne saurait rendre alors l’aspect curieux et agité qu’elle présente et l’effet assourdissant des mille clameurs confuses qui s’en élèvent de toutes parts.


Les visites.

Il y a des visites de trois sortes : les visites demandées ou annoncées, les visites par surprise et les visites à l’aventure.

Lorsqu’une ou plusieurs dames de la même maison veulent visiter des amies d’un autre harem, elles leurs envoient deux djariéhs (demoiselles de compagnie), suivies d’un nègre, ou simplement un de ces monstres, qui annoncent à la hanoum désignée que leurs maîtresses viendront passer la journée chez elle (ces visites sont rarement moins longues). Les usages et la civilité exigent que les visites annoncées, sauf les cas d’empêchement majeur, soient toujours accueillies avec empressement et le sourire sur les lèvres, toutes affaires cessantes, tous projets ajournés.

Ainsi avertie dès le matin, la hanoum expédie ses gens mâles et femelles auprès de ses amies et connaissances pour les prier de venir en l’honneur de la dame qui s’est invitée elle-même. Quoique l’acceptation de ces invitations ne soit point de rigueur, bien rares sont les hanoums, les coconas (dames chrétiennes) et les boulitzas (dames juives) qui s’en excusent ; encore ne le font-elles jamais qu’avec un chagrin très-réel, tant le goût des réunions et des causeries est développé chez les Levantines.

Les habits de gala sont de rigueur. La réunion, commencée d’ordinaire vers midi, ne se termine guère avant la tombée de la nuit, tout l’intervalle se passant à fumer force tchiboucs et narguilhés, à absorber quantité de tasses de café, de verres de limonade et de sirops, de fruits, de confitures et autres friandises, à jouer aux cartes ou au jacquet, à jaser bruyamment de mille choses plus banales les unes que les autres, surtout à médire cordialement du prochain.

Ôtez de la visite annoncée l’avertissement qui la précède, les invitations en grand qui en sont la suite, la recherche des toilettes, et vous aurez une visite par surprise, laquelle toutefois n’exclut ni la contrainte imposée à la visitée, ni la durée, ni les bombances de rigueur.

Les visites à l’aventure paraîtraient extraordinaires en France. Plusieurs dames se réunissent en groupe et s’en vont par les quartiers et les faubourgs de la ville frapper aux portes de maisons inconnues et offrir visite à des personnes qu’elles n’ont jamais vues. Les coconas et les boulitzas demandent l’hospitalité naïvement et le sourire à la bouche, comme des enfants timides qui convoitent un objet, mais les hanoums ne demandent pas, elles entrent bon gré mal gré ; pareilles à certains « intimes, » elles s’imposent comme en pays conquis et avec le sans-gêne d’un seigneur honorant de sa présence la demeure de ses vassaux. Cependant il arrive bien rarement qu’une maîtresse de maison se refuse à recevoir ces sortes de visites ; son accueil peut seulement se res-

  1. Férédjé, vêtement indispensable de sortie de toute femme levantine, hormis la grecque. C’est une sorte de long et ample pardessus en étoffe chaude ou légère, suivant la saison, et assez semblable à une robe d’avocat. Du collet de ce vêtement pend, le long du dos jusqu’aux pieds, une basque volante un peu plus large que les épaules.
  2. Voy. p. 149. Cette place, une des plus vastes et des plus pittoresques du monde, est célèbre dans les annales de Constantinople ; c’est là que le sultan Mahmoud, secondé par la trahison de quelques chefs des janissaires, triompha définitivement, le 26 juin 1826, de cette terrible corporation en en faisant, par le fer et le feu, une épouvantable boucherie d’hommes !