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montagne boisée. De cet endroit, la vue embrasse dans leur majestueux ensemble l’Aputinhia et l’Urusayhua, deux montagnes géantes, d’une régularité parfaite et qui, placées à droite et à gauche de la vallée de Santa-Ana, font l’effet de sentinelles préposées à sa garde.

J’avais arrêté ma monture pour jouir du coup d’œil qu’offrait à cette heure l’immense vallée déroulée à mes pieds, comme une carte en relief peinte des couleurs naturelles. À partir de la base de la montagne apparaissait, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, un enchevêtrement confus de croupes boisées, de cours d’eau et de forêts, bornés dans trois aires de vent par les neiges de la chaîne de Huilcanota. Quelques villages avec leurs tours carrées et leurs clochers pointus, force cultures et force chaumes, çà et là de rousses fumées, lentement poussées par le vent, et qui indiquaient soit un défrichement, soit un feu de pâtre ou de charbonnier, se faisaient remarquer dans cet ensemble. À mesure que le soleil baissait, montagnes et forêts, villages et cultures s’entouraient d’une atmosphère de plus en plus dense et bleuâtre. Des bandes de nuages envolés du fond des ravins, flottaient au-dessus des rivières et s’abattaient sur elles comme des vols de cygnes. Les lointains s’estompaient dans les brumes violettes, et le ton des verdures se refroidissait par degrés. La nature sur laquelle l’ombre et le sommeil étendaient déjà leurs voiles, semblaient sourire et prier et bénir avant de s’endormir comme l’oiseau, la tête sous son aile.

Un moment, je considérai ce vaste horizon plein d’un charme mélancolique et d’une paix profonde, puis, comme le jour finissait, j’entrai dans le village de Chaco, où Miguel m’avait précédé pour annoncer au gobernador mon arrivée, et l’avertir en même temps que je dormirais sous son toit. Ce gouverneur et sa famille m’étaient connus depuis longtemps. Nos relations avaient été fort amicales, et j’étais à peu près certain que la décision que je prenais sans le consulter serait agréée par son épouse et ses quatre filles.

Vue du village de Chaco.

Je ne m’étais pas trompé dans mes prévisions. Mon entrée au logis fut saluée par un concert de voix joyeuses, qui me prouva bien mieux que de vaines paroles tout le plaisir qu’on avait à me revoir après une absence de cinq années. Le gouverneur alla lui-même desseller nos mules, pendant que Miguel le regardait faire en se croisant les bras. La gouvernante, grosse matrone, au teint un peu foncé, interrompit le savonnage qu’elle était occupée à faire, pour me préparer à souper, laissant ses filles me faire les honneurs du logis, ou plutôt m’accabler de questions sur moi-même, sur les incidents de mon voyage et mes intentions ultérieures, enfin sur l’emploi de mon temps pendant ces cinq années.

La plus jeune des filles du gouverneur comptait dix-huit printemps à peine et la plus âgée vingt-quatre, mais la timidité n’était ni la vertu ni le défaut de ces demoiselles. Élevées par un père dont la bonté dégénérait en apathie, et par une mère dont la tendresse était poussée jusqu’à l’aveuglement, ces jeunes filles avaient grandi sous l’œil de Dieu, comme la plante, et comme la plante aussi elles s’étaient tournées de bonne heure du côté d’où leur venaient l’air et la lumière ; Leurs parents, loin de contrarier leurs inclinations naturelles, y avaient aidé de leur mieux par suite de la tolérance qui faisait le fond de leur caractère. L’âge n’avait fait qu’accroître chez nos fillettes cette indépendance d’esprit et cette humeur aventureuse qui faisaient d’elles de véritables amazones. Souvent elles quittaient ensemble ou séparément le logis paternel et n’y rentraient qu’à la nouvelle lune. Une visite à faire à quelque amie était la cause de ces absences. Le bon gobernador s’inquiétait peu de leur disparition momentanée, et attendait tranquillement qu’il leur prît fantaisie de rentrer au logis.

Aux personnes qui pourraient trouver à redire à ces us et coutumes et concevoir des doutes malséants à l’endroit des filles de mon hôte, je dirai que ces us et coutumes sont ceux des cités capitales de l’Amérique espagnole et des villes, villages ou hameaux compris dans leur juridiction ; qu’au lieu de s’en formaliser, de leur crier raca et de les mettre en fuite, chacun leur sourit, leur fait bon accueil et les encourage. De là l’intérêt, voire l’affection qu’on témoignait ostensiblement aux quatre demoiselles de notre gouverneur : « Ce sont de bonnes filles, » disaient d’elles tous les planteurs, régisseurs et majordomes de la vallée de Santa-Ana. Ces simples mots font leur plus bel éloge.

Après avoir épuisé la série de leurs questions et écouté les réponses que je jugeai convenable d’y faire, elles aidèrent leur mère à préparer le souper ; le gouverneur était allé frapper aux portes des maisons du village et réclamer de ses administrés, à titre de subsides, quelques provisions qu’on pût ajouter au repas. Il revint au bout d’une demi-heure, rapportant de sa tournée huit œufs et un morceau de lard, qui furent consacrés d’une com-