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dans le plus grand de mes albums une feuille sans tache et mettre de l’ordre dans mes couleurs un peu bouleversées par les cahots de ma monture. Une assiette que je trouvai me servit de palette, et je n’eus plus qu’à remplir d’eau mon gobelet.

À six heures, j’étais assis en face du merveilleux arbuste et occupé à tracer mon esquisse. Sur une branche de convention, entourée de feuillage, j’avais placé cinq fleurs épanouies, bien que l’arbuste n’en offrît qu’une en ce moment. Ces cinq fleurs, dessinées sous divers aspects, devaient rappeler cinq tons des plus tranchés de la gamme colorée que parcourt la fleur de l’hibiscus mutabilis depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort. Après deux heures de travail, ma branche, mon feuillage et ma première fleur d’un blanc laiteux étaient à peu près terminés. À dix heures, une seconde fleur d’un rose pâle venait s’ajouter à la première. À midi, ma troisième fleur, d’un rose vif, s’épanouissait sur la branche. Une quatrième fleur, d’un carmin brillant, était achevée à trois heures ; enfin à six heures, je finissais de peindre la cinquième fleur dont les pétales déjà flasques et la couleur d’un pourpre violacé annonçaient la mort prochaine et la décomposition rapide qui allait s’ensuivre. Quand j’eus mis à ce travail la dernière main, fait quelques retouches, donné les vigueurs nécessaires, j’écrivis au bas, sous la date du jour et la désignation de l’année, ces trois mots : Data fata secutus, et je donnai mon aquarelle à la chola pour qu’elle la portât à sa maîtresse. Elle revint au bout d’un moment, et, en me transmettant les remercîments chaleureux de cette dernière, elle me remit de sa part, en me priant de la garder pour l’amour d’elle, une tige de ñuccho fanée, qui, dans le langage figuré des Quechuas, exprime la défaillance du cœur. Cette fleur-momie, que je plaçai entre les feuillets d’un album et qui survécut à toutes les vicissitudes de mon voyage, gît aujourd’hui chez moi dans un sachet de satin blanc bordé d’une dentelle d’or.

Je puis avouer maintenant que cette journée, consacrée à la peinture d’une fleur et divisée en cinq séances, me parut interminable et me divertit peu. L’idée seule que je causerais une sensation douce à la captive volontaire de ce logis put contenir mon impatience et m’engager à aller jusqu’au bout. Aussi fut-ce avec un plaisir véritable que, le soir venu, je pris possession de mon matelas en me disant, comme Titus, que j’avais gagné ma journée. Le lendemain, ce plaisir fut plus vif encore quand je vis nos mules sellées, et un instant après les murs blancs de l’hacienda de la Chouette disparaître derrière nous.

« Quelle insensibilité de cœur ! dira tout bas peut-être une lectrice à cet aveu naïf de mes impressions. — Hélas ! madame ou mademoiselle, lui répondrai-je, vous qui daignez me suivre depuis le port d’Islay sur la côte du Pacifique, vous savez, et mieux que personne, que mon temps ne m’appartient pas, et que toute heure que j’en distrais, même au profit de la charité, est une perte irréparable. »

Nous marchions côte à côte, chacun de nous gardant le silence et s’entretenant avec ses propres pensées. Le paysage à travers lequel nous cheminions prenait à chaque lieue un caractère d’aridité sauvage qui s’harmonisait assez à notre humeur mutuelle, s’il ne contribuait pas à la rembrunir. Nous avions laissé derrière nous la rivière et les terrains plats qu’elle fertilise, et nous montions par des sentiers de plus en plus abrupts vers la chaîne des Lomas, qui sépare la vallée d’Occobamba de celle de Santa-Ana. Ces apophyses de la Cordillère qui vont s’amoindrissant jusqu’à ce qu’elles aient atteint le pays plat, portent le nom de Cuchillas, à cause de leurs sommets amincis qui rappellent le tranchant d’un couteau. La flore de ces régions participe de celle des plateaux andéens et des versants orientaux de la chaîne des Andes. Les grands arbres y sont rares ; les arbres de quatrième hauteur et les arbrisseaux qui la composent sont des capparis, quelques laurinées, des actinophylum, des myrtus et des baccharis. Parmi les fleurs qu’on trouve çà et là figurent au premier rang un befaria à roses naines, des lysipomias, deux ericas du genre vaccinium, l’une d’un jaune orangé, l’autre d’un blanc verdâtre, une andromède d’un rose pâle, une gentiane d’un beau bleu et un berberis pourpre.

À mesure que nous nous élevions, la vivacité de l’air, en donnant du ton à ma fibre, me creusait singulièrement, l’estomac. Miguel, à qui je fis part de ces dispositions purement animales de mon individu, m’apprit que nos sacoches étaient bourrées à rompre, et que je pourrais déjeuner où et quand bon me semblerait. Je mis immédiatement pied à terre et m’assis à l’ombre d’un de ces capparis rudifolia, dont les feuilles rugueuses comme du papier de verre, pourraient servir à polir du bois.

Les provisions que Miguel étala devant moi étaient de nature à satisfaire le gourmet le plus exigeant. Un poulet rôti, du pain frais, du beurre, des fruits et deux bouteilles de vin couleur de topaze, qu’après l’avoir dégusté, je reconnus pour être du vieux vin d’oranges[1], m’arrachèrent malgré moi ce sourire égoïste et béat de l’homme affamé qu’on met face à face avec un bon repas.

Quand nous eûmes suffisamment réparé nos forces, nous nous remîmes en route, continuant une ascension que l’état des chemins rendait assez pénible pour nos mules. Au coucher du soleil, nous descendîmes le revers opposé de la loma et nous atteignîmes bientôt le village de Chaco, pittoresquement assis sur le versant d’une

  1. La fabrication de ce vin d’oranges a lieu de la façon suivante : On cueille les oranges à la main et avec précaution, au lieu de les gauler, comme on fait d’habitude, et on les expose au soleil pendant trois ou quatre jours. On les coupe ensuite par tranches et sans les peler, puis on en exprime le jus qu’on coule à plusieurs reprises au travers de tissus de laine, et qu’on laisse reposer pendant vingt-quatre heures. L’huile essentielle qui surnage est enlevée avec une cuillère ou un tampon de coton. Ce jus est pesé, et à chaque arrobe (vingt-cinq livres) de liquide, on ajoute vingt livres d’eau-de-vie à dix-huit degrés de preuve et douze livres de sirop de sucre. On remue violemment le tout, puis on verse ce mélange dans des pots ou des jarres qu’on lute avec du bois et de la chaux, et qu’on enterre à deux pieds de profondeur. Au bout de deux mois, le vin d’oranges peut être bu ; mais le temps ne fait qu’ajouter à sa qualité.