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    Nous tenons à la terre par un fil.
Ce fil, c’est notre racine, c’est-à-dire notre vie.
Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras vers le ciel.
    C’est que le ciel est notre patrie,
Notre véritable patrie, puisque de lui vient notre âme,
    Puisqu’à lui retourne notre âme :
    Notre âme, c’est-à-dire notre parfum.

J’achevais le dernier vers de la chanson en même temps que l’hibiscus que j’avais placé au milieu de ses scylles rouges et vertes, comme un roi dans son cercle de courtisans.

« Quel ennui, dis-je alors à haute et intelligible voix, de ne pas savoir en espagnol le nom de ce charmant arbuste, je l’aurais écrit à côté de son nom latin !

— On l’appelle mudadera, me dit une voix de femme dont le timbre grave et un peu voilé était empreint de douceur.

— Merci, qui que vous soyez, » répondis-je en levant brusquement la tête.

Mon mouvement, si rapide qu’il eût été, fut dépassé en promptitude par la personne qui venait de parler, et quand mon regard se porta sur les lames de la persienne, elles étaient déjà baissées. Le premier pas est fait, me dis-je, voyons à faire le second.

« Pardon, repris-je, madame ou mademoiselle, car je ne sais comment je dois vous appeler, mais seriez-vous assez bonne pour me dire comment cet hibiscus ou cette mudadera, comme vous la nommez, se trouve dans la vallée d’Occobamba ! c’est la première fois que je vois au Pérou cet arbuste qui, je crois, est originaire des Indes orientales.

— C’est un souvenir que m’a laissé d’elle une personne qui… n’est plus, dit la voix avec une certaine hésitation.

— Je comprends alors que vous puissiez y tenir. Le souvenir, c’est comme un parfum de l’objet aimé qui lui survit et s’attache à notre âme, comme le parfum d’une fleur s’attache à nos mains et continue de nous rappeler cette fleur alors qu’elle n’est plus. Mais la vallée d’Occobamba est bien proche de la Cordillère pour n’en pas ressentir l’influence, et il suffit d’un abaissement subit de la température pour faire périr cet arbuste, accoutumé aux ardeurs d’un climat brûlant.

— Que faire alors ? soupira la voix.

— L’entourer de soins assidus ; le préserver de la fraîcheur des nuits à certaine époque de l’année, et, si c’est possible, le garantir des grandes pluies de l’hivernage, qui ne pourraient que lui être nuisibles. Si le destin, au lieu de me condamner à errer sans cesse à travers le monde, m’eût fait votre voisin de campagne, j’aurais été heureux de partager vos soins et vos appréhensions à l’égard de l’arbuste que vous aimez ; peut-être qu’à deux fussions-nous parvenus à le préserver d’une mort certaine.

— Vous le croyez donc destiné à périr ?

— Tout ce qui naît ici-bas doit mourir, madame ou mademoiselle… excusez-moi si je ne vous donne pas la qualification qui vous est due… mais vous ne m’avez pas fait l’honneur de me dire comment je devais vous appeler…

— Pardon, monsieur, si je vous interromps ; mais la chanson que vous chantiez il y a un instant et que j’ai entendue… sans le vouloir, vos observations au sujet de la mudadera que vous condamnez à périr, prouvent que vous vous occupez des fleurs… que vous les aimez… on ne parle avec enthousiasme que des choses qu’on aime…

— J’aime les fleurs, en effet, madame, mais non comme le vulgaire, pour le luxe matériel, le plaisir des yeux ou la volupté des sens qu’elles peuvent ajouter à notre existence ; j’aime les fleurs pour elles-mêmes ; leur nature mystérieuse me charme et m’attire invinciblement. Si je croyais à la métempsycose, je vous dirais qu’avant d’être homme je dus végéter dans le bulbe d’un orchis ou l’oignon d’une liliacée ; de là l’irrésistible sympathie qui m’entraîne vers ces familles. Les fleurs ont je ne sais quoi d’immatériel et de quasi céleste qui manque à l’homme, ce prétendu roi de la création ; en elles, tout est poésie et grâce suave. Elles aspirent l’air, comme le disait ma chanson de tout à l’heure ; elles s’abreuvent de rosée ; elles tiennent à peine à la terre et se tournent sans cesse vers la lumière qui émane du ciel ; et puis elles se montrent si humblement touchées, si doucement reconnaissantes de l’affection et de la sollicitude qu’on leur témoigne ! L’homme ne répond au dévouement de son semblable que par l’oubli, l’indifférence ou l’ingratitude. La fleur, au contraire, aime et se souvient, et vous rend en beauté, en éclat, en parfum, tous les soins que vous prenez d’elle. Voilà pourquoi j’aime les fleurs !

— Ah ! » fit l’inconnue, comme si une douleur aiguë l’eût atteinte au cœur.

Son exclamation fut répétée instantanément par une autre voix comme par un écho. Je me retournai. Cette voix était celle de la chola qui, en me voyant assis sur le banc et m’entendant parler avec sa mystérieuse maîtresse, n’avait pu retenir ce cri de surprise.

« Señor, votre souper est servi, » me dit-elle.

Comme j’hésitais, la voix de l’inconnue me dit tout bas :

« Allez. »

Je suivis la camériste, et dans la pièce d’entrée, sur une petite table, je vis mon couvert mis. Rien n’y manquait : ni l’argenterie, ni le cristal, ni la serviette brodée de guipure ; pour un homme qui, depuis longtemps, mangeait, assis sur ses talons, dans des écuelles de bois ou des plats de terre, et se servait de ses cinq doigts en mode de fourchette, ce luxe poétique du couvert, qui ajoutait au mérite du repas, exaltait l’imagination en même temps qu’il triplait l’appétit. Aussi fut-ce d’un air d’ogre affamé que j’attaquai la poule au riz dont se composait le premier service, et que j’expédiai l’omelette au sucre qui formait le second. Une tasse de chocolat fouetté au molinillo et couronné d’un panache d’écume, compléta ce repas de prince, à l’issue duquel la chola plaça devant moi des cures-dents et un rince-bouche dans lequel trempaient des feuilles de menthe.