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coréopsis, des énothœres odorantes, des ornithogales et des mauves. Mais le soin avec lequel leurs tiges faibles étaient attachées à des tuteurs et étalées selon l’habitus de la plante, prouvait chez la personne qui les cultivait, en même temps qu’une certaine entente de l’horticulture, une sollicitude extrême pour ces fragiles existences. Un jardinier de profession eût peut-être fait mieux, mais une femme seule pouvait faire aussi bien.

Tournant le dos à la persienne dont j’avais remarqué que les lames étaient baissées, je m’avançai au fond du jardin. Tout à coup je fis une exclamation de surprise. Au milieu d’une corbeille entourée de ces scylles naines à la corolle rouge et verte, qui croissent dans les terrains pierreux, se dressait un hibiscus mutabilis, couvert de larges roses que la durée et la chaleur du jour avaient déjà flétries et fait passer du blanc pur, qu’elles avaient eu le matin, au pourpre violacé qu’elles offraient en ce moment.

Hacienda de la Lechuza.

Pendant que j’admirais le délicieux arbuste qui portait, à côté de ses fleurs fanées, de nombreux boutons sur le point d’éclore, j’entendis relever doucement les lames de la persienne. Bien vite je me penchai sur l’hibiscus et feignis d’examiner de près la structure d’une de ses feuilles quinquilobées. Quand je fus las de ma posture ou que je jugeai qu’on avait eu le temps de prendre un signalement détaillé de mon individu, je revins à pas lents vers la maison. À mon approche les lames de la persienne retombèrent avec le bruit léger d’un oiseau qui se pose. Je m’assis sur le banc de pierre, j’ouvris mon album et me mis à faire un croquis du jardin, que j’embellis à l’aide de vigueurs guachées. Tout en dessinant, il me passait par la tête une foule d’idées ; je devinais que deux yeux bleus ou noirs étaient fixés sur moi. Mais par quel regard répondre à ces deux yeux que je ne voyais pas ! Si je chantais une ariette de circonstance, me dis-je tout à coup ; c’est une façon comme une autre de converser avec quelqu’un, tout en ayant l’air de ne parler qu’à soi seul. Que chanterai-je bien ? Eh ! pardieu, la chanson des fleurs ! Seulement, tâchons de chanter le moins faux possible. Je commençai à demi voix : Somos hijas del fuego oculto… Mais je songe que la lectrice, qui me fait l’honneur de parcourir ces lignes, ne comprend peut-être qu’à demi la langue de Cervantes, et, pour lui éviter l’ennui de recourir à un traducteur, je reprends dans la langue de notre Académie française :

    Nous sommes les filles du feu secret,
Du feu qui circule dans les entrailles de la terre ;
Nous sommes les filles de l’aurore et de la rosée,
    Nous sommes les filles de l’air,
    Nous sommes les filles de l’eau ;
Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.
Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.