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lui présenter mes hommages. Rien ne dispose à l’enthousiasme poétique comme un voyage à dos de mule ; l’idée seule de la mystérieuse Liménienne m’inspirait à cette heure des sentiments chevaleresques dignes des Amadis et des Galaor. Sur un signe d’elle, je me sentais capable de tenter l’ascension du plus haut pic de la vallée, de défier l’un après l’autre les ours et les jaguars de ses forêts, et d’accomplir sur nouveaux frais les antiques travaux d’Hercule.

Hacienda de Tian-Tian. — Plantation de cacao.

Comme je passais en ce moment près d’un ruisseau limpide qui se rendait à la rivière, j’arrêtai ma mule et laissai tomber dans l’eau cristalline, à l’aide d’un bout de ficelle, le gobelet de fer-blanc qui me servait, selon le cas, de tasse à café et de verre à boire. Cette action n’avait d’autre but que le besoin d’étancher ma soif ; mais, en me penchant sur le miroir liquide qui me renvoya mon image, une idée désolante m’assaillit tout à coup : c’est que, pour me produire aux regards de la dame de mes pensées, à supposer que je parvinsse à la fléchir et à m’introduire chez elle, la chemise que je portais depuis quatre jours, sans compter les nuits, était bien sale et bien fripée. Ce fait, si simple en apparence, suffit à renverser le château de cartes que j’étais en train d’édifier. Comment, en effet, aborder une Liménienne, une grande dame, déposer à ses pieds mes hommages avec un devant de chemise froissé, crasseux et tiqueté de piqûres de puces ! décidément la chose était impossible ; elle rirait au nez d’un pareil chevalier, et, quant à moi, je sens que j’en mourrais de honte ! « Renonçons donc, me dis-je, à jouer le rôle brillant que je caressais, et donnons-nous simplement pour ce que nous sommes, pour un pauvre diable de voyageur traversant la contrée et disposé à se montrer reconnaissant de ce qu’on aura fait pour lui. »

Cette détermination prise, je me sentis en paix avec moi-même, et, sans m’inquiéter si ma chevelure et ma barbe hérissaient leurs mèches rebelles ou retombaient en grappes d’hyacinthe comme celles des élégants d’Homère, je continuai d’avancer. Comme dans la partie de la vallée que nous laissions derrière nous, les sites étaient tantôt arides et tantôt couverts de végétation. Aux endroits où la couche d’humus avait une certaine profondeur, de beaux arbres entourés de massifs de plantes grimpantes décoraient le paysage. Une lieue plus loin, cette même couche s’amincissait et devenait insuffisante à nourrir les racines des grands végétaux. Alors arbres et plantes disparaissaient, comme ceux d’un théâtre au coup de sifflet du machiniste. Des croupes de grès rougeâtres et pelées, des espaces sablonneux ou couverts d’une gramine sèche et cassante, venaient de nouveau attrister les regards. Ces alternatives se reproduisirent pendant une partie de la journée.