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Notre maigre repas achevé, l’épicière nous offrit, à titre de dessert, un verre de curaçao de sa composition, simple tafia sans sucre, dans lequel trempaient des zestes d’orange. Après avoir trinqué avec nous, elle se retira dans une autre pièce, nous abandonnant sa boutique, où Miguel dressa deux lits jumeaux avec les tapis de nos selles. Malgré la fatigue d’une journée de marche et le besoin de sommeil qu’elle m’occasionnait, je ne pus dormir qu’à la condition d’avoir toujours un œil ouvert. Une fois la chandelle éteinte, un bataillon de rats avait envahi la boutique, cherchant partout des provisions absentes. Je les entendais trotter sur le comptoir, grimper le long des étagères, et, furieux de ne rien trouver à grignoter, entre-choquer à les casser les bouteilles et les flacons. La nuit que je passai à me garantir des attaques de ces rongeurs, que je comparais aux revenants qui hantent les châteaux déserts, cette nuit fut digne du souper qui l’avait précédée.

L’épicerie d’Uchu.

Le lendemain, après avoir réglé nos comptes avec la Manuela, bu cavalièrement avec elle le coup de l’étrier et quitté sa demeure, Miguel, devinant à mes yeux bouffis et à la prostration de tout mon être que l’hospitalité d’Uchu m’avait été pesante, entreprit de relever mon courage abattu par la perspective du bon gîte et du bon souper que je ne pouvais manquer de trouver à l’hacienda de la Lechuza (chouette) ou nous finirions la journée. Comme je ne sentais qu’à demi convaincu, l’homme se hâta d’ajouter que la propriétaire de l’hacienda en question n’était pas une épicière comme doña Manuela, mais une grande dame, una alta señora, qui depuis quatre ans qu’elle habitait la vallée d’Occobamba, vivait dans une retraite absolue. Tout ce qu’on savait de son histoire, c’est qu’elle était née à Lima, d’où elle était venue s’établir sur l’hacienda de la Chouette, qu’elle avait héritée d’un de ses parents ; habituellement elle restait enfermée pendant le jour, ne sortait que la nuit et toujours voilée.

J’avoue qu’en écoutant mon guide, ma première idée fut qu’il me faisait un conte à dormir debout ; mais je le regardai et lui trouvai l’air si sérieux, que je finis par croire à ce qu’il me disait. Sans lui répondre, je me mis à rêver au sens de ses paroles. Mes études physiologiques à l’endroit des femmes de Lima étaient assez complètes. Depuis longtemps je connaissais les goûts changeants, l’humeur volage, les fantasques caprices de ces charmantes indigènes, goûts, humeur et caprices qui font d’elles de véritables oiseaux-mouches, voltigeant et bourdonnant sur toutes les fleurs, passant de l’une à l’autre et ne se fixant sur aucune, pompant leur miel avec la même avidité, et, après l’avoir épuisé, les lacérant a coups de bec avec la même indifférence. Quelle exception à la règle faisait donc l’inconnue de la Lechuza, qui appartenant, au dire de mon guide, à l’aristocratie de la ville des Rois, avait fui le monde pour venir habiter un recoin perdu de la vallée d’Occobamba, où elle ne recevait ni ne voyait personne ? Un tel mystère était affriandant ; aussi mis-je tant d’ardeur à le pénétrer, que ce fut seulement à une lieue d’Uchu que je m’aperçus que nous avions traversé la rivière, et qu’au lieu de longer sa rive gauche que nous suivions depuis Unupampa, nous côtoyions maintenant sa rive droite.

La contrée qui sépare l’épicerie d’Uchu de l’hacienda de Tian-Tian, où nous arrivâmes entre onze heures et midi offre comme les vallées limitrophes de Lares et de Santa-Ana sous le même parallèle, des espaces arides alternant avec des sites plantureux qui rappellent le dualisme de l’art classique et de l’art romantique. Ici c’est la pierre et la sécheresse qui dominent ; là, c’est la végétation, l’ombre et la fraîcheur. Cette opposition constante, que sur la loi de nos lignes on pourrait croire réjouissante à l’œil et divertissante à l’esprit, finit à la longue par fatiguer horriblement. À chaque lieue, c’est comme un soufflet donné par la prose à la poésie ; un coup de ciseau dans les ailes de l’enthousiasme.

L’hacienda de Tian-Tian présentait le touchant accord des deux genres. Sa vue me remit en mémoire certains poëtes de notre époque, dont la muse trop timide ou trop faible pour monter jusqu’aux astres, et trop précieuse en même temps pour se résoudre à aller à pied, volette et sautille entre terre et ciel à l’aide des moignons qui lui servent d’ailes. Je ne hais pas ce lyrisme de juste milieu, mais j’en jouis avec modération, et n’ai pour lui ni points d’exclamation ni métaphores délirantes.

En entrant dans la cour de Tian-Tian, où nous fûmes reçus par un majordome, le propriétaire de cette hacienda habitant Calca et ne venant visiter son domaine qu’une fois l’an, mon premier soin fut de demander à l’individu s’il ne me serait pas possible, en échange d’espèces, de faire chez lui un repas quelconque. Il me répondit que rien n’eût été plus facile, si, pour le moment, le garde-manger de l’hacienda ne se fût trouvé en piteux état.