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mandent l’enthousiasme, et semblent à chaque pas vous crier, du fond des forêts ou elles se cachent : Sta, viator ! toutes ces merveilles, plus jeunes, plus vivaces, plus fraîches que jamais, étaient encore à la même place ; pourquoi l’idée de les revoir une dernière fois ne m’était elle pas venue ? — Maudite vallée d’Occobamba ! me disais-je en manière de conclusion ; maudite soif de l’inconnu ! l’homme, ici-bas, en croyant t’étancher, ne fait que courir à sa perte ; depuis Ève mordant à la pomme fatale pour satisfaire ce besoin fiévreux, cette ardeur insensée qui pousse la créature à franchir les bornes du réel pour empiéter sur les domaines de l’irréalisable, que d’êtres qui tendaient au ciel d’un vol ambitieux, ont vu, comme Icare, fondre la cire de leurs ailes et sont retombés lourdement sur la terre !

Ce thème psychologique que je résume ici en quelques lignes, mais que mon esprit, inoccupé pour le quart d’heure, avait développé convenablement et enjolivé d’une multitude de festons et d’astragales, ce thème occupa le temps que nous mîmes à accomplir le trajet de Tiocuna à Uchu. Le soleil avait disparu quand nous y arrivâmes.

Le soir approchait ; le ciel était magnifique. Au fond, devant nous, la vallée disparaissait à demi sous un rideau de vapeurs violettes, pareil à un camail d’évêque. Derrière nous, les têtes chauves des cerros et le squelette de quelques arbres se dessinaient en noir sur un fond de pourpre orangée. Un calme ineffable régnait dans l’espace. Sans la voix de mon estomac qui criait famine et me rattachait impitoyablement à la terre, j’eusse essayé d’élever mon esprit à Dieu par l’extase ou par la prière.

Uchu, que mon guide avait appelé une hacienda, ne me parut, aux dernières clartés du jour, qu’une modeste chacara ; mais soit que l’idée qu’elle abondait en volailles de toutes sortes, ainsi que l’avait dit Miguel, me disposât en faveur de cette maisonnette, ou que sa situation fût réellement agréable, mes sympathies lui furent acquises à première vue.

La ferme de Tiocuna (le Berceau de l’oncle). — Voy. p. 128.

Nous fûmes reçus au débotté par une femme coiffée d’un chapeau de bergère à rubans roses et vêtue d’une jupe de basin blanc, qui me parurent jurer un peu avec son âge critique, son embonpoint voisin de l’obésité et ses cheveux déjà gris. Mon guide, en la saluant avec courtoisie et accolant à son prénom de Manuela les titres de señora, doña, me fit comprendre que je n’avais pas affaire à une personne ordinaire. La façon dont l’inconnue nous invita à entrer chez elle, acheva de me le prouver. Comme on ne voyait goutte dans la pièce où nous nous trouvions, le premier soin de la señora doña Manuela fut d’allumer une chandelle, dont la lueur me permit d’apercevoir un comptoir carré pourvu de balances et des étagères garnies de bocaux, de flacons, de bouteilles étiquetées et d’objets divers. — Cette dame, pensai-je, est une pulpera ou épicière, et, comme telle, sa cave et son garde-manger doivent être bien approvisionnés ; ici, je ferai chère lie. Je ne m’étais pas trompé sur la qualité de l’inconnue ; après quelques politesses échangées avec mon guide, elle se plaignit à lui de la dureté des temps et du manque de débouchés de son commerce. Les habitants des estancias voisines continuaient bien d’acheter chez elle quelques bagatelles, mais les articles de première nécessité et d’une consommation journalière, tels que l’eau-de-vie, la coca, le piment, étaient tirés par eux des vallées limitrophes de Lares et Santa-Ana, où on les leur vendait à meilleur compte qu’elle n’eût pu les donner elle-même. Sans cette concurrence désastreuse, elle eût fait des affaires d’or. Jusque-là je n’avais trouvé rien que d’ordinaire à ces lamentations commerciales en usage chez les épiciers de tous sexes et de tous pays, et je les avais écoutées sans en être ému ; mais quand la señora doña Manuela ajouta, avec un soupir qui souleva les cavités de sa forte poitrine, que le manque de débouchés l’obligeait à ne s’approvisionner que du strict nécessaire, j’eus une vague appréhension du malheur qui me menaçait. Cette appréhension devint une certitude, quand Miguel, ayant réclamé de son obligeance le vivre et le couvert, elle lui eut répondu qu’elle pourrait nous céder sa boutique pour y dormir, mais qu’en fait de vivres il ne lui restait plus que du chuño (patates gelées) et quelques épis de maïs. Que faire en pareille occurrence ? offrir à Dieu cette nouvelle croix, accepter avec un semblant de reconnaissance le chuño et le maïs de notre hôtesse, et c’est ce que je fis.

Une heure après cette conversation, la doña Manuela, qui avait dépouillé son accoutrement prétentieux pour faire la cuisine, nous servait sur une table basse une assiette de son chuño bouilli à l’eau et des épis de maïs rôtis sur les braises. Quel régal pour un homme qui, depuis le matin, se flattait, sur la foi de son guide, de souper à Uchu de poules et de poulets gras ! Comme, après tout, il n’y avait pas de la faute de Miguel, je m’abstins de lui témoigner mon mécontentement.