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voir se contenter de ce que Dieu vous donne, et j’acceptai volontiers comme distractions botaniques les plantes grêles, les buissons rabougris et les maigres arbustes qui défilaient successivement sous mes yeux.

Miguel, à qui je fis part des tiraillements d’estomac que je ressentais, et qui par appétit ou par sympathie en ressentait d’exactement pareils aux miens, me dit que nous réparerions nos forces à Mayoc, une métairie dont la propriétaire, veuve encore jeune et sans enfants, lui était particulièrement connue.

La vue de cette métairie de Mayoc, ou nous arrivâmes sur les onze heures, n’éveilla pas chez moi un grand enthousiasme artistique, mais elle redoubla ma faim. Quand la maîtresse du logis, grosse matrone vêtue d’une simple chemise et d’un jupon de laine, apparut sur le seuil, pour disposer son esprit à la bienveillance je lui souris en m’informant de sa santé et lui demandant si son sommeil de la nuit passée n’avait pas été troublé par de mauvais rêves. Pareille demande de la part d’un homme qu’elle voyait pour la première fois la surprit un peu, et la fit sourire, et comme des gens qui s’abordent en souriant sont tout près de s’entendre, mon guide avait à peine fait part à son amie de notre envie de déjeuner, que la digne femme se mettait en mesure de nous satisfaire.

Bientôt accroupi près du feu que j’alimentais de branchages, j’entendais avec une émotion difficile à rendre le bruit que faisait la marmite en terre dans laquelle trois cochons d’Inde, entourés de légumes, s’élevaient, s’abaissaient et tourbillonnaient au milieu des remous d’écume formés par le bouillonnement de l’eau. Ô poésie de l’estomac, pour n’être pas d’une nature éthérée, tu n’en es pas moins admirable, et tes ravissements ne le cèdent guère à ceux de l’esprit ! Parfois, en écrivant ces lignes, le souvenir de mes fringales du désert me revient à l’idée et me donne, avec des retours de jeunesse, des velléités d’appétit ! Je me sens libre, fier, ardent, enthousiaste et disposé à manger, sans les faire cuire, de vulgaires trognons de choux ! Mais ces élans de l’estomac et de la pensée durent peu, et je retombe sur moi-même, ramené par la loi des choses au sentiment d’une amère réalité !

La chupè aux cochons d’Inde que notre hôtesse ne tarda pas à nous servir me parut plus substantiel que ma soupe au giraumont de la veille. Tout en mangeant et regardant la bonne femme qui s’empressait autour de nous, il me vint une idée que je communiquai à Miguel entre deux bouchées. Cette idée, que je croyais lumineuse, le fit rire aux éclats. Craignant que la veuve, qui ne nous quittait pas des yeux, n’attribuât à quelque remarque inconvenante de ma part l’hilarité intempestive de mon guide, je priai celui-ci de lui en expliquer la cause, ce qu’il fit, mais non sans rire sur nouveaux frais.

À peine la digne femme eut-elle su que j’avais eu l’idée qu’en qualité de veuve elle aurait dû se remarier avec un homme veuf, et que le veuf que je croyais devoir lui convenir était l’alcade d’Occobamba, que sa figure, jusque-là souriante, prit subitement une expression de colère mélangée de dédain.

« Je ne suis pas assez embarrassée de ma personne, dit-elle, pour épouser un monstre, un excommunié, qui a tué sa première femme et défiguré sa seconde !

— Raison de plus pour qu’il devînt l’esclave de sa troisième, insinuai-je adroitement ; cet homme, chère hôtesse, sait qu’il a beaucoup à se faire pardonner, et vous seriez pour lui l’ange de la miséricorde.

— Je ne suis pas un ange, me répliqua sèchement la commère ; les anges sont au ciel avec le bon Dieu ! »

Je crus prudent de borner là cette conversation et d’expédier au plus vite mon déjeuner. Le baromètre humoristique de la patronne venait de descendre à tempête, et soit que ma proposition l’eût blessée comme femme, soit qu’elle lui rappelât avec amertume que le veuvage ou le célibat n’est pas précisément, comme le prétend saint François de Sales, l’état par excellence de la nature humaine, son air était devenu aussi rogue, qu’à notre entrée il m’avait paru bienveillant. Le diable, pensai-je, nous punit toujours de nos bonnes pensées, quand il ne nous châtie pas de nos bonnes actions. J’achevai de déjeuner et demandai à notre hôtesse à combien se montait la dépense.

« C’est deux piastres, » me répondit-elle en allongeant la main et détournant la tête.

Je déposai dans cette main la somme demandée et qui représentait six fois la valeur de mon déjeuner ; puis j’ajoutai mentalement : Paul Marcoy, mon ami, tu n’es qu’un imbécile. On ne doit jamais parler d’hyménée aux veuves qu’on ne connaît pas.

L’ombre de dépit qu’avait pu m’occasionner cet incident se dissipa après quelques minutes de marche ; en tournant le dos à la colline de Mayoc, nous entrâmes sous le couvert d’une oasis, dont la fraîcheur, entretenue par le voisinage de la rivière, me parut d’autant plus appréciable, que la plénitude de mon estomac redoublait pour moi la chaleur et l’éclat du jour. À travers cette oasis, formée par des massifs de bambusacées, des robiniers et des plantes grimpantes, serpentait un de ces chemins qu’on aimerait à suivre le soir sous un rayon de lune, en rêvant à ce qu’on désire ou en jouissant de ce qu’on possède.

L’endroit semblait avoir été tracé d’après les cartons de Théocrite ou de Virgile, et dégageait un parfum d’églogue qu’on respirait avec plaisir. On n’y voyait, il est vrai, ni bergères dans le genre de Glycère et d’Amaryllis, ni Corydon dialoguant avec un Alexis, à l’aide de dactyles et de spondées ; les violettes non plus n’y croissaient pas à côté des narcisses, et j’y cherchai vainement l’ombre d’une amarante. Mais l’herbe drue, émaillée de fleurettes, les roches tapissées de mousse, la rigole courant sans bruit sur un lit de sable, s’y mêlaient et s’y combinaient de façon à produire d’heureux motifs. Une admirable symphonie égayait cette solitude où, à défaut de Philomèle, des oiseaux du pays qu’on ne voyait pas, faisaient assaut de vocalises et brodaient, sur la basse continue de la rivière qui grondait à vingt pas, de ravissantes fioritures. L’immense futaie était à la fois une volière et un orchestre. Un instant j’eus l’idée de faire un croquis de ce lieu choisi, mais quel trait du