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rait avec soin certains corps oblongs et mouvants. D’un coup d’œil je reconnus une viande gâtée dans laquelle les vers pullulaient déjà. Après avoir manipulé cette chose et l’avoir flairée à plusieurs reprises, il me la tendit pour que je la flairasse à mon tour, mais je fis trois pas en arrière.

« Elle sent un peu, me dit-il, mais en cuisant l’odeur s’en ira. J’aurai soin, d’ailleurs, de mettre beaucoup d’oignons, de baume et de piment dans le chupè.

— Et pour qui ce chupè ? demandai-je.

— Pour toi, me dit-il ; c’est ton souper que je prépare.

— Plus souvent ! ripostai-je. J’aime mieux souper de mémoire, que de goûter à cette horreur. Est-ce que tu n’as pas autre chose à m’offrir ?

— En fait de viande, non ; mais j’ai du giraumont, des yuccas et des patates douces.

— Donne donc ; je les cuisinerai moi-même et je ferai un repas de prince. »

Retour de José Benito.

L’homme alla prendre une moitié du cucurbitacée offert, y joignit une poignée de racines et de tubercules, et vint déposer le tout à mes pieds. Je m’assis, et tirant mon couteau de ma poche j’enlevai l’écorce du giraumont, je coupai sa pulpe en menus morceaux, et j’en remplis un pot de terre dans lequel je versai une pinte d’eau avec addition de piment et de sel. Cela fait, je plaçai ma soupe sur un feu de branchages que l’alcade avait allumé, puis j’enfouis dans les cendres des racines de yucca[1], qui devaient me servir de pain, et des patates douces pour me régaler au dessert. Mon hôte suivait mes préparatifs culinaires avec un étonnement admiratif qui ne laissait pas que d’être flatteur pour mon amour-propre.

« C’est la première fois que je vois un caballero faire la cuisine, me dit-il ingénument.

— Bah ! est-ce que cela t’amuse ?

— Mais oui, fit-il.

— Eh bien ! lui répliquai-je, à charge de revanche ; si tu veux m’amuser aussi ou seulement m’être agréable et remplir jusqu’au bout les devoirs de l’hospilalité, éloigne de ma vue et surtout de mon nez le morceau de charogne que tu tiens à la main et dont la chaleur du foyer dilate de telle sorte les corpuscules odorants, que je sens mon cœur défaillir… »

Bien que la fin de cette phrase fût du ressort de la physique, et conséquemment inintelligible pour mon hôte l’alcade, le geste de dégoût et le jeu de physionomie dont je l’accompagnai la lui rendirent si claire et si saisissable, qu’il se leva et alla accrocher au fond de la chambre l’épaule de mouton dont le fumet commençait à m’incommoder. Ce soin pris, il revint s’asseoir près du feu, qu’il alimenta de bûchettes, pendant qu’à l’aide d’une cuiller de bois je faisais fondre ma citrouille, tout

  1. Jatropha Manihot