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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU




CINQUIÈME ÉTAPE.

DE CUZCO À ECHARATI.
La chronique et la tragédie (suite). — Où le voyageur, qui comptait étaler des confitures sur le pain de son déjeuner, se voit réduit à manger ce pain sec. — Le port de la Cordillère d’Occobamba. — Monologue poétique interrompu par un coup de foudre. — Rêveries philosophiques dans un sentier couvert. — Arrivée à Occobamba. — Le voyageur invoque l’appui de la justice, représentée par un alcade. — Jugement et exécution de José Benito. — Jusqu’où peut aller l’amour d’une mère. — Description d’une fontaine. — Une épaule de mouton. — Où l’auteur de ces lignes se voit contraint de faire sa soupe lui-même. — Les deux moitiés d’un fonctionnaire. — Essai sur la topographie locale. — Un déjeuner à Mayoc. — La carte à payer. — Ce qu’il en coûte de parler mariage aux veuves d’un certain âge. — Idylle d’après Théocrite. — Le logis et les poules d’Unupampa. — La ferme des patates douces. — Étymologie au rebours du bon sens. — Qui rappelle Philémon et Baucis de mythologique mémoire.

« Fils du Soleil, répondit Ollantay, je n’étais autrefois qu’un Indien obscur de la nation Poque, condamné par tes aïeux à ne porter d’autre ornement qu’un flocon de laine blanche suspendu à mes oreilles ; il te plut de m’adjoindre à la tribu des Tampus et de troquer cet ornement de laine contre un ornement de totora (jonc) ; grâces te soient rendues pour cette insigne faveur !

— Après, mon fils, dit l’empereur en ajoutant de nouvelles feuilles à la pelote volumineuse qu’il roulait déjà dans sa bouche.

— Fils du Soleil, poursuivit le cacique, ta volonté suprême a fait successivement de moi un homme libre, un noble cacique, un général illustre.

— Celui que nous appelons Ghuri (le Soleil), répondit l’Inca, prescrivit à Manco-Capac, son premier fils, d’élever aux honneurs l’homme de mérite, et d’éloigner de sa vue l’homme paresseux et lâche, qu’il flétrit de l’épithète de Misqui-tullu[2], en le vouant au mépris de ses semblables. Descendant de Manco-Capac, je dois professer ses maximes sacrées.

— Aussi, pour te prouver ma reconnaissance, poursuivit Ollantay, me suis-je attaché d’âme et de corps à ta personne, et t’ai-je aidé à conquérir tour à tour les provinces de Huancrachuca, de Cassamarquilla et de Huilcanota..

— Tu oublies la dernière, fit l’empereur en regardant attentivement son favori, celle de Cunturmarca, où tu reçus dans la poitrine cette pierre lancée par une fronde invisible dont le coup m’était destiné.

— Ton serviteur l’oubliait, en effet, dit le cacique.

— Mais le fils du Soleil s’en est souvenu et veut acquitter la dette du combat. Qu’exiges-tu de notre faveur divine ?

— Inca, murmura Ollantay d’une voix basse et presque suppliante, mon cœur et mes sens ont été surpris par la beauté de l’une de tes filles… »

À ces paroles, l’empereur bondit si brusquement sur son siége d’or, que la litière échappant aux porteurs, faillit rouler avec lui dans la poussière.

« Par le nom de Pachacamac, maître invisible de cet univers, explique-toi, misérable impur ! »

Devant cette colère de dieu couronné, Ollantay, qui déjà sans doute avait fait le sacrifice de sa vie, poursuivit ;

« Ta fille Cusi-Coyllur a daigné descendre jusqu’à son humble esclave ; une fleur d’amancaës, qu’elle m’a remise, m’a dit le secret de son cœur.

— L’nfâme ! s’écria l’empereur en cachant son visage dans les plis de sa mante ; et le Soleil dont elle descend ne l’a pas consumée… elle périra !

— Épargne ta fille ! reprit vivement le cacique ; Cusi-Coyllur n’est point coupable, et si l’un de nous doit mourir, que ce soit moi, qui ne puis être son époux !

— Son époux ! s’écria Tupac-Yupanqui, en qui l’orgueil du maître étouffa les regrets du père, tu songeais donc sérieusement à mêler ton sang d’esclave au sang des enfants du Soleil ! Et croyais-tu aussi que le descendant du grand Manco-Capac, le divin empereur de Cuzco, pourrait condescendre à cette union honteuse et nommer son gendre un Indien Poque qu’il a ramassé dans la boue ? Par la race dont je descends ! je me sentirais disposé à rire de tes prétentions extravagantes, si elles n’offensaient la dignité du Soleil ! Retire-toi, serpent que nous avons réchauffé dans notre sein : ta présence souille l’air que nous respirons. Demain, le châtiment que nous te réservons retentira dans toutes nos provinces ! »

Le cortége impérial se remit en marche, aux sons des flûtes et aux cris des bouffons, qui recommençaient leurs danses.

Ollantay, désespéré, abandonna le soir même la ville de Cuzco et partit pour le tampu que son maître l’avait autorisé à faire construire dans la vallée de Yucay-Uru-

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273, t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289, t. VIII, p. 97 et la note 2.
  2. Os paresseux. — Littéralement : os sucrés.