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d’élite un doux souvenir de patrie absente. À cette heure, le bouquet n’est plus que poussière et l’âme est remontée au ciel !

De Huayllabamba je descendais à Yucay par de vertes pelouses et des sentiers sablés, et je m’asseyais en idée sous la véranda de mon ami le docteur T…, qui m’accueillait toujours à bras ouverts et avec un sourire sur les lèvres. Bien qu’il fût natif de Logroña, dans la Vieille-Castille, il m’appelait son compatriote par affection pour la France qu’il connaissait et dont il ne parlait qu’avec admiration. Pendant que nous causions d’art, de science, d’avenir, en regardant le paysage, ses trois enfants jouaient autour de nous et mêlaient leurs rires joyeux aux réflexions, tristes souvent, que le bon docteur faisait sur la vie. Peut-être avait-il le pressentiment de sa fin prochaine. Il mourut d’une mort sans nom, loin des siens et sans que ceux-ci s’en doutassent. Pendant son agonie, qui dura trois jours et trois nuits, je ne quittai pas son chevet et remplis près de lui les plus humbles offices. Hors d’état de parler, car il s’était coupé la langue avec les dents, il tâchait de m’exprimer sa reconnaissance par ses regards et une pression de sa main. Je lui fermai les yeux et le mis moi-même au suaire. En lui disant adieu sur cette terre, j’ai conservé l’espoir de le retrouver plus tard dans un monde meilleur !

À quelques jets de flèche du tertre de Yucay et de la maison du docteur, s’élevait une chartreuse à demi cachée sous des massifs d’arbres festonnés de plantes grimpantes. Un jardin en friche où l’herbe montait jusqu’aux genoux, des poiriers et des pêchers rongés de mousse ajoutaient à la tristesse mystérieuse de ce logis, où pendant trois semaines j’avais vécu seul, herborisant le jour, écrivant la nuit, ne recevant personne et ne voyant d’autre visage humain que celui de la vieille Indienne qui préparait mes repas quotidiens. Quel nid charmant que cette Thébaïde, pour y cacher à tous les yeux un premier amour ou une dernière douleur ! Je ne l’ai peuplée que de mes rêves !

Comme nous arrivions à l’extrémité de la rue du Commerce, la principale, on pourrait dire l’unique rue d’Urubamba, je cherchai à reconnaître, parmi des maisons peintes en jaune paille et en rose citrin, la demeure d’une brave femme appelée Lina Gregoria Tupayachi, chez qui j’avais déjeuné autrefois en compagnie d’un Espagnol du nom de Pedro Diaz. J’eusse revu avec plaisir mon ancienne hôtesse qui m’avait fait faire un repas de prince, laissé manger à satiété des pêches de son jardin, et qui avait donné, en outre, à la mule qui me portait une ration copieuse de fourrage, le tout pour la modique somme de trente-six sous. Phénix des aubergistes ! que ta porte n’était-elle ouverte quand je passai devant elle pour la deuxième fois ! j’aurais été heureux de te présenter des hommages dus à ton sexe et de refaire, à cinq ans de distance, un second déjeuner auquel l’air piquant du matin et la poésie du souvenir eussent donné un nouveau prix ! mais je l’ai dit, l’heure était matinale ; la cité bien méritante n’avait pas ouvert les volets de ses maisons multicolores, et Lina Gregoria Tupayachi, au moment où ma pensée l’effleurait de son aile, devait dormir encore, enfoncée jusqu’au nez dans ses couvertures.

Je me promis de prendre une revanche à Occobamba. C’est près du ravin de ce nom qu’habitait Pedro Diaz, cet Espagnol que le hasard m’avait fait rencontrer à Urubamba dans la saison des pêches, un jour que j’avais faim et que je ne savais comment déjeuner[1]. L’excellent homme, prenant en pitié ma détresse, m’avait conduit chez son amie doña Lina et s’était décidé, après quelques façons, à me servir de vis-à-vis à table et à partager le repas qu’on m’avait préparé. Pour acquitter la dette de reconnaissance qu’il s’imaginait avoir contractée envers moi, il avait voulu m’accompagner jusqu’à Ollantay-Tampu, but de mon voyage. Chemin faisant, et comme nous passions devant sa demeure, il m’avait invité à entrer chez lui pour m’y reposer un moment. Là, entre deux petits verres d’eau-de-vie offerts avec cordialité, il m’avait initié aux secrets de son passé et aux transactions commerciales de son présent. Bon Pedro Diaz, quel cœur d’or il cachait sous sa rude écorce !

À mesure que j’approchais d’Occobamba, tous les incidents de notre entrevue et de notre voyage me revenaient avec la même netteté que s’ils eussent daté de la veille. Ici, nous avions allumé un cigare ; là, je m’étais arrêté pour cueillir une plante ou faire un croquis ; plus loin, j’avais écrit, sous la dictée de mon compagnon, quelque détail de mœurs locales.

Pendant une heure de marche à travers les terrains incultes et les champs de roseaux qui s’étendent entre Urubamba et Occobamba, terrains et champs que la rivière inonde à l’époque des grandes crues, je m’absorbai si bien dans ces souvenirs du passé, qu’il m’arriva de répondre à peine par un monosyllabe aux avances amicales de José Benito. Le mozo, voyant que ses efforts étaient superflus pour établir un dialogue entre nous, finit par rester en arrière et me laissa à mes méditations rétrospectives. Bientôt nous nous trouvâmes en vue du ravin d’Occobamba.

Ce ravin, longue entaille pratiquée par quelque cataclysme dans le flanc occidental de la Cordillère de Huilcanota, sert de lit aux torrents de neige fondue qui se précipitent du pic de Malaga, et de chemin aux muletiers qui se rendent de Cuzco au val d’Occobamba, situé à l’est de la même Cordillère. La sauvage décoration de ce site est en harmonie avec les eaux troubles et glacées qui le sillonnent ; des blocs de grès de granit, détachés de la masse des Andes par l’action des volcans, jonchent le sol de toutes parts. Quelques-uns, arrêtés dans leur chute, dominent le chemin de quelques centaines de mètres et semblent sur le point de se détacher de leur base, au grand effroi du voyageur. La décomposition du minéral, le détritus des lichens et des mousses et la poussière charriée par les vents ont à la longue rempli les crevasses et les fissures de ces blocs d’un terreau végétal dont s’accommodent des liliacées et quelques plantes grasses. Sur

  1. Scènes et paysages dans les Andes. 1re série. Paris, Hachette et Cie. 1861.