« Voilà ce que je voulais me faire dire, » lui répliquai-je galamment.
Au moment où je débitais à doña Julia cette fadeur à l’eau de rose dont je puis avouer ici que je ne pensais pas un traître mot, l’œuvre de Gavarni, qui a pour titre : Ce qu’on dit et ce qu’on pense, me revint à l’idée. Certes, si la déesse de Pintobamba eût pu lire dans mon esprit, elle eût été scandalisée de la pensée qui s’y formulait en toutes lettres au moment même ou je lui décochais ce madrigal ; mais pour sa félicité, aussi bien que pour son malheur, l’espèce humaine sera toujours dupe des apparences.
La journée se passa gaiement. On mangea des fruits et des sucreries tout en vidant quelques bouteilles, et quand vint l’heure du dîner, on se mit à table sans appétit. Vers le soir, des dames d’Urubamba, en toilette prétentieuse, arrivèrent au bras de leurs cavaliers. Après les compliments d’usage et des santés échangées entre les convives de la journée et les nouveaux venus, deux guitaristes, loués pour la soirée, s’allèrent poster dans un coin, et le bal s’ouvrit par une de ces valses locales où les couples d’abord enlacés, se séparent, frappent dans leurs mains, se tournent le dos, s’enlacent de nouveau et rappellent, par leurs évolutions bizarres, ces automates en bois peint qu’on voit défiler processionnellement dans l’entre-caisson de certains orgues de Crémone. À cette valse succédèrent les danses caractéristiques de la Côte et de la Sierra ; et comme la dive bouteille allait toujours son train et que les toasts ne discontinuaient pas, vers minuit l’enthousiasme des conviés grondait à l’égal du tonnerre.
Comptant partir au petit jour, j’allai prendre congé de doña Julia, et m’excusai d’abandonner la fête à son plus haut degré d’animation. Je la priai d’être mon interprète au près de son mari, qu’une de ces indispositions qui ne résistent pas au sommeil et à quelques tasses de thé léger venait d’obliger à quitter la salle. Je terminai par une promesse formelle de donner de mes nouvelles à la déesse de Pintobamba, si le ciel me permettait d’arriver sain et sauf au terme de mon voyage : puis, comme je la saluais et lui tendais la main, elle appela sa chola de confiance.
« La chambre de don Pablo est-elle prête ? lui demanda-t-elle.
— Si señora, répondit celle-ci.
— As-tu remis à son domestique des boîtes de confitures pour le voyage ?
— Si señora.
— C’est bien, dit-elle en se levant ; il est du devoir d’une maîtresse de maison de s’assurer par elle-même que rien ne manque à l’hôte que Dieu lui a donné pour quelques heures. »
Elle prit mon bras et nous sortîmes de la salle.
Selon la coutume espagnole, les chambres à coucher de la maison, situées au rez-de-chaussée, occupaient les trois côtés d’une vaste cour transformée en parterre. Des massifs de fleurs qui croissent à merveille sous le climat d’Urubamba, lis blancs, tubéreuses, daturas et jasmins d’Espagne, saturaient l’atmosphère de parfums enivrants. La lune ronde et pleine se levait en ce moment derrière le pic neigeux de l’Illahuaman. Une moitié du ciel était sombre et brodée d’étoiles ; l’autre moitié s’éclairait doucement d’une lueur verdâtre. Devant ce tableau qui parlait à l’âme et ces doux parfums qui parlaient aux sens, doña Julia laissa échapper un soupir.
« La belle nuit ! dit-elle. Je prierai Dieu qu’il vous en donne de semblables pendant toute la durée de votre voyage. Maintenant, adieu, don Pablo ; les vœux des amis que vous laissez ici vous accompagneront en pays inconnu. »
Elle me quitta pour aller rejoindre ses convives. La chola qui nous avait suivis m’introduisit alors dans la chambre qui m’était destinée et m’y laissa après m’avoir souhaité un paisible sommeil. Le souhait de cette fille dut me porter bonheur, car je m’endormis en posant ma tête sur l’oreiller.
Au point du jour, José Benito venait me réveiller et m’annonçait que nos mules, déjà sellées, attendaient dans la rue. Je m’habillai à la hâte, et un instant après nous longions au trot de nos bêtes la rue du Commerce, dont toutes les maisons étaient encore fermées.
Que de souvenirs j’emportais en croupe avec moi ! Cette bourgade et sa vallée, encore plongées dans le sommeil et que les premiers rayons du soleil éclairaient à peine, occupaient depuis longtemps une large place dans mon cœur et dans mon esprit. Des épisodes charmants, que l’aurore faisait revivre, s’éveillaient en moi et chantaient comme un chœur d’oiseaux. Je revoyais passer devant mes yeux, avec cette netteté de vision que l’homme possède à certaines heures, les visages de ceux que j’avais aimés ou connus durant divers séjours que j’avais faits dans la contrée. Chacun de ses villages, depuis Caycay jusqu’à Silcay, me rappelait un plaisir, une douleur, une émotion douce ou mélancolique ! « À cette heure, me disais-je, mon vieux chanoine de Taray entr’ouvre le volet de sa chambre à coucher et met la tête à la fenêtre. Tout en donnant un coup d’œil à ses fleurs chéries, il cherche dans son bréviaire aux grandes lettres le saint et l’oraison du jour, et va commencer ses prières. Digne homme ! je ne l’aiderai plus à marcotter ses beaux œillets et ne mettrai plus de tuteurs aux plantes volubiles de sa tonnelle ! » D’un bond ma pensée sautait de Taray à Huayllabamba, chez la sœur du curé, une bonne femme un peu grondeuse, un peu bourrue, qui passait son temps à donner la becquée à des tarins et à des choclopoccochos qu’elle vendait aux amateurs, quand ces oisillons, devenus grands, étaient en état de se nourrir eux-mêmes. J’avais été une de ses pratiques. Une fois même il m’était arrivé de dépêcher à Cuzco un exprès chargé d’une grande cage de ces oiseaux privés, auxquels j’avais joint une énorme botte de jasmin d’Espagne. Afin que mes fleurs n’eussent pas à souffrir de la chaleur du jour, l’Indien qui les portait était parti le soir et avait passé la nuit en voyage. Comme le myosotis de Caramanchel, cueilli par Ruy-Blas pour Marie de Neubourg, mon jasmin devait évoquer dans une âme