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gard, ces lieux chers à mon souvenir et que je ne devais plus revoir, José Benito, que j’avais laissé en arrière, me rejoignit, et, faisant halte à quelques pas de moi, attendit pour passer outre que je me remisse en marche. Involontairenient mes yeux se fixèrent sur lui ; le malheureux avait l’air si contrit, si profondément humilié, que je ne me sentis pas le courage de lui garder plus longtemps rancune. « Cet homme, me dis-je, se repent à coup sûr de la méchante action qu’il a commise, et, si j’en juge par son visage, son âme est en proie au remords. Si je lui pardonnais ? — Garde-t’en bien, me souffla tout bas à l’oreille mon mauvais ange, ce drôle est un fripon et son visage n’est qu’un masque ; il a trahi ta confiance une première fois et la trahira de nouveau. — José Benito éprouve au fond du cœur un repentir sincère, murmura doucement la voix de mon ange gardien ; Dieu pardonne à l’homme qui se repent ; feras-tu moins que Dieu ? Je sais que la majorité de tes frères professe à cet égard d’autres maximes ; ces êtres pétris du plus humble limon poursuivraient, s’ils le pouvaient, d’une haine immortelle ce qui lèse leurs intérêts ou qui froisse leur vanité. Crois-moi, ne les imite pas. Ce n’est pas toujours une recommandation à faire valoir près de Dieu, que de ressembler au commun de ses créatures ; pardonne généreusement et sans restriction, tu te sentiras léger de cœur et d’esprit et en paix avec toi-même. — Décidément, pensai-je, mon bon ange a raison ; absolvons cet homme de sa faute, afin que mon vin de Madère et mon chocolat ne pèsent plus sur sa conscience. » J’appelai José Benito :

« Désormais, lui dis-je, quand mes provisions de route seront de ton goût, au lieu de les manger seul, dis-le-moi franchement, nous les partagerons ensemble. »

Dans un élan de reconnaissance enthousiaste, le mozo prit ma main qu’il baisa à plusieurs reprises en m’appelant son petit père (taytachay). Comme il pouvait avoir dix à douze ans de plus que moi, sa reconnaissance me sembla par trop expressive et je retirai vivement ma main qu’il continuait de garder dans les siennes.

Nous rapprochâmes nos montures et nous marchâmes côte à côte comme de vieux amis ; tous deux nous connaissions le chemin d’Urubamba, et tournant le dos à la voie du sud, nous suivîmes sans hésiter la voie du nord, qui allait aboutir à une longue allée de ces saules pyramidaux qu’on trouve dans toutes les alamedas ou promenades publiques de l’Amérique du Sud. Ces arbres, d’un port magnifique, formaient des deux côtés comme un mur de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Entre les troncs serrés de ceux de gauche, je pouvais apercevoir, comme à travers une grille, les sinuosités du Huilcamayo, dont le cours était parallèle à notre marche, et apprécier en même temps tous les détails de ses deux rives ; à l’extrémité de l’allée, une muraille blanche, inondée de soleil, me montrait, comme un point éclatant, l’endroit ou finissait la promenade et où commençait la ville. Je ne me rappelle avoir vu, dans aucune cité du nouveau monde, un paseo qui, pour le triple avantage de l’ombre, du calme et de la fraîcheur, puisse être comparé à celui d’Urubamba.

Au sortir de cette avenue, où nous n’aperçûmes d’autres êtres vivants que des friquets huppés qui voletaient de branche en branche, j’entrai dans la ville et j’allai frapper à la porte du sous-préfet. Ce fonctionnaire m’était connu depuis longtemps, et la famille de sa femme, non moins que sa femme elle-même, m’honorait d’une estime particulière ; tous les deux avaient leur demeure à Cuzco et n’habitaient Urubamba que pendant un mois de l’année. L’intimité de nos relations me faisait un devoir de les visiter en passant pour prendre congé d’eux.

Au moment où j’entrai, le sous-préfet, tout de blanc habillé comme un planteur des Antilles, donnait lui même la pâtée à ses chiens de garde. En m’apercevant, il interrompit sa besogne, vint m’aider à mettre pied à terre, et après m’avoir accolé chaleureusement, il m’entraîna dans le salon et me présenta à sa femme, la señora doña Julia. Cette dame, que de nombreux adorateurs avaient surnommée la Diosa de Pintobamba, en raison d’une hacienda de cacao qu’elle possédait dans la vallée de Santa-Ana, était d’une beauté remarquable : le pur ovale de son visage, ses traits délicats et corrects, sa magnifique chevelure, sa démarche à la fois altière, molle et cadencée, qui rappelait celle de Vénus dans les bois de Carthage, démarche à laquelle le Pius Eneas reconnut sa divine mère ; tout en doña Julia justifiait parfaitement le surnom de Déesse, que ses soupirants lui avaient donné sans consulter à cet égard le sous-préfet, son époux débonnaire, qui, pareil à nos rois constitutionnels, régnait dans le ménage, mais ne gouvernait pas.

Elle m’accueillit d’un air riant et dégagé, me serra la main à l’anglaise et me montra un siége près du sofa où elle était assise dans l’attitude de la Didon de Guérin. Un ouistiti, avec lequel elle jouait, rappelait jusqu’à certain point le jeune Ascagne introduit par le peintre dans sa composition. Des bourgeois d’Urubamba et des amis venus de Cuzco lui racontaient la gazette du jour. La conversation devint générale ; on parla de tout et d’autres choses encore ; puis une merienda composée de tranches de pain, de carrés de fromage, de fruits, de sucreries et de liqueurs, fut servie en attendant le dîner. À l’issue de ce luncheon je pris mon chapeau et parlai de me remettre en route : mais on m’arracha mon chapeau des mains et ma voix fut couverte par la clameur des assistants ; le sous-préfet jura qu’il couperait lui-même les oreilles à mes mules, si je ne lui promettais de passer la soirée et la nuit sous son toit. Un regard suppliant que j’adressai à doña Julia la trouva inflexible.

« Vous ne partirez pas ce soir, me dit-elle de ce petit air impérieux que savent prendre à l’occasion les jolies femmes accoutumées à voir tout ployer devant elles.

— Et pourquoi cette décision ? lui demandai-je en dissimulant ma contrariété.

— Parce que je le veux ainsi.