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éviter cet inconvénient un moyen assez ingénieux. Il fit approcher autant d’hommes qu’il y avait de saints, les plaça auprès, et leur déclara que désormais ils porteraient le nom par lequel on désignait leur nouveau patron, ajoutant qu’ils eussent à bien prendre garde de l’oublier, parce qu’il y allait de leur tête. Cela donna lieu, le lendemain, à une petite scène tragi-comique assez divertissante. Un de ces pauvres diables (c’était saint Laurent) avait, malgré la recommandation, oublié son nouveau nom. En nous voyant passer pour aller chez le roi, il accourut en proie à la plus vive inquiétude, cherchant à nous faire comprendre la fâcheuse position dans laquelle il se trouvait. Grâce à notre interprète, nous finîmes par entendre ce qu’il voulait, et à le tirer d’embarras en lui rappelant son nom de saint Laurent, qu’il s’en alla répétant entre ses dents de la façon la plus comique du monde.

Nous rentrâmes chez nous suivis des acclamations générales, et pendant la nuit tout entière le bruit des instruments et les chants du peuple, en nous tenant éveillés, nous prouvèrent que la fête n’avait pas été terminée par notre départ.

Cependant l’objet de notre mission n’était pas complétement rempli. La factorerie française de Wydah avait à traiter diverses questions d’intérêt commercial dans le détail desquelles je n’ai point à entrer ici, et entre autres, celle de l’établissement à Abomey même d’une succursale de la factorerie de Wydah.

Les Anglais avaient déjà fait, quelques années auparavant, des tentatives analogues. Des missionnaires protestants avaient même pénétré, paraît-il, jusqu’à Abomey, et, négociants au moins autant qu’apôtres, avaient essayé d’échanger contre l’huile, l’ivoire et l’or, les cotonnades anglaises. Ils avaient d’abord trouvé un appui considérable auprès du méhou en payant largement ses services ; mais, soit qu’une fois payé il eût abandonné leur cause, soit que la propagande chrétienne eût porté ombrage au roi, toujours est-il que les missionnaires avaient dû abandonner le pays.

Le roi ne tenait guère à les voir revenir, mais leurs tentatives, souvent renouvelées et soutenues par leur ancien ami le méhou, pouvaient à la fin réussir. Ce vieillard jouissait certainement d’une grande influence sur l’esprit de son maître, qui cherchait à le ménager en toute occasion. Nous en eûmes une preuve en cette circonstance, car ce fut la nuit, et au milieu des plus grandes précautions, que le capitaine et le directeur de la factorerie furent appelés auprès du roi pour conférer avec lui hors de la présence du méhou. Les questions ne furent néanmoins pas résolues tout à fait comme ils l’eussent désiré ; l’autorisation d’établir une factorerie à Abomey nous fut refusée, comme elle l’avait été à l’Anglais Forbes en 1850.

Nos affaires étant définitivement réglées, il fallut songer au départ. Le capitaine annonça au roi qu’il désirait retourner à son bord. Ghézo fit les plus vives instances pour nous retenir encore quelques jours, disant même qu’il nous refuserait l’autorisation de quitter Abomey sitôt. Nous n’aurions en effet pu le faire sans son expresse permission, comme nous en eûmes la preuve le jour même.

J’étais allé me promener en compagnie de deux autres officiers, du côté de la ville ou se trouve la porte par laquelle nous y étions entrés. Il nous prit fantaisie de la franchir, mais les soldats qui la gardaient nous démontrèrent, par une pantomime énergique, que cela nous était interdit.

À la fin, sur le désir formellement exprimé du capitaine, et du reste, sans insister plus que ne le voulaient les lois de l’hospitalité, le roi nous donna l’autorisation de partir.

La veille de notre départ, nous allâmes lui faire une visite d’adieu. Il nous reçut sans apparat dans la case de l’une de ses favorites. Après avoir exprimé ses regrets, il fit venir les deux jeunes noirs que nous devions emmener en France. Ces enfants, âgés de douze à quatorze ans environ, étaient, nous dit-on, deux enfants élevés dans le palais du roi et appartenant peut-être à quelqu’un de ses officiers, mais ils n’étaient pas ses fils. L’un d’eux, le plus jeune, paraissait intelligent et vigoureux : il s’appelait Ouzou ; l’autre, plus grand mais assez mal conformé, la poitrine étroite et les omoplates trop proéminentes, avait l’air assez borné. J’en fis la remarque au capitaine, en ajoutant que cet enfant, déjà peu robuste, supporterait difficilement le changement de climat. M. Vallon fit alors demander au roi si on ne pourrait pas le remplacer par un autre ; mais celui-ci était désigné, il dut partir. J’appris plus tard que mon pronostic s’était réalisé, et que ce malheureux enfant était revenu dans son pays atteint de phthisie. L’autre, dont je n’ai plus entendu parler, est peut-être encore au lycée de Marseille, où ils devaient être élevés tous les deux.

Le 24 octobre, nous prîmes congé du roi, qui nous serra à tous amicalement la main, en exprimant le désir et l’espoir de nous revoir. Il avait fait porter dans notre case les cadeaux qu’il nous destinait, consistant en étoffes du pays, armes et ustensiles divers. Les étoffes, produits de l’industrie dahomyenne, étaient de grands pagnes de coton de cinq mètres de longueur sur quatre de largeur, à bandes alternativement rouges et bleues et très-bon teint, car elles ont résisté depuis quelques années à plusieurs lavages. Elles sont tissées sur de petits métiers qui ne permettent de leur donner que vingt centimètres au plus de largeur ; ces bandes étroites sont réunies les unes aux autres par des coutures pour former ensuite des pièces de la dimension voulue. Les armes étaient des sabres et des poignards semblables à ceux des amazones de la garde. Nous avions en vain essayé de nous en procurer à prix d’argent les jours précédents. Le roi a le monopole de la fabrication et de la vente des armes, qu’il distribue et vend à sa guise. Enfin il nous avait envoyé un énorme sac de cauris dont nous fîmes généreusement abandon à notre escorte, émerveillée d’une pareille prodigalité.

Le 25 au matin, nous quittions Abomey dans le même